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Publié le 22 Mars 2024

Simon Boccanegra (Giuseppe Verdi – La Fenice de Venise, le 12 mars 1857, puis seconde version à La Scala de Milan, le 24 mars 1881)
Répétition générale du 8 mars et représentation du 19 mars 2024
Opéra Bastille

Simon Boccanegra Ludovic Tézier
Maria Boccanegra Nicole Car
Jacopo Fiesco Mika Kares
Gabriele Adorno Charles Castronovo
Paolo Albiani Étienne Dupuis
Pietro Alejandro Baliñas Vieites
Un capitano dei Balestrieri Paolo Bondi
Un’ ancella di Amelia Marianne Chandelier
Maria Fiesco, rôle muet Annie Lockerbie Newton

Direction musicale Thomas Hengelbrock
Mise en scène Calixto Bieito (2018)

La reprise de la production de ‘Simon Boccanegra’ dans la mise en scène de Calixto Bieito, la quatrième à l’Opéra de Paris après celles de Giorgio Strehler, Nicolas Brieger et Johan Simons, permet de se confronter à nouveau à la force d’un théâtre psychique dont la forme dramatique vise à faire ressentir les souffrances que subit le corsaire génois devenu, en 1339, le premier Doge à vie.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Cette approche qui ne vise pas à raconter de manière descriptive la portée au pouvoir par le peuple, puis la redoutable conspiration menée par Paolo, déroute forcément une partie du public traditionnel attaché à la représentation fastueuse d’un XIVe siècle révolu, alors qu’elle cherche en réalité à produire des images qui touchent la sensibilité du spectateur pour le faire réagir à cette violence, ce qui est le contraire d’un théâtre élitiste.

Simon Boccanegra - mise en scène Calixto Bieito

Simon Boccanegra - mise en scène Calixto Bieito

Le décor unique axé sur un vaisseau spectaculaire, fantomatique et squelettique, les entrailles à ciel ouvert, tourne selon les scènes sous des éclairages savamment réglés pour créer des jeux d’ombres angoissants, et nous enferme dans l’univers mental de Simon Boccanegra, dépressif et qui court à la mort.

Le visage de Ludovic Tézier est ainsi projeté en arrière scène, et les lignes du navire semblent étudiées pour épouser ses traits. L’esthétique des plans vidéo filmés en temps réel ajoute au relief visuel tout en dégageant une beauté triste et froide.

Nicole Car (Maria Boccanegra)

Nicole Car (Maria Boccanegra)

Mais pour que l’ambiance prenne, il faut aussi une réalisation orchestrale qui ait une véritable puissance dramatique, et la surprise provient de la direction de Thomas Hengelbrock, nouveau directeur musical de l’Orchestre de Chambre de Paris depuis janvier 2024 et chef absolument inattendu dans ce répertoire verdien, lui qui est surtout associé aux périodes classique et baroque.

En terme de coloration, il avive beaucoup le brillant des cordes qui évoque des scintillements marins, et laisse se dégager avec poésie et souplesse de geste les petites touches des vents qui expriment une mélancolie prégnante. Sa lecture est vive et d’une énergie théâtrale efficace dénuée d’effets par trop fracassants, et il enrichit le flux des cordes de mélismes complexes et très expressifs dans l’esprit névrotique de la production, tout en laissant aussi se poser une lenteur crépusculaire pour faire entendre un vague à l’âme noir et diffus qui s’immisce de façon inconsciente à la perception de l’auditeur.

Étienne Dupuis (Paolo Albiani)

Étienne Dupuis (Paolo Albiani)

Ainsi, stupéfiants sont les applaudissements de la salle dès la fin du premier air de Fiesco, un homme issu d’une famille qui soutient le Pape, regardant de haut le corps de sa fille horriblement torturée pour avoir aimé Simon Boccanegra, un partisan de l’Empereur, applaudissements aussi bien justifiés par la poignante noblesse avec laquelle Mika Kares fait ressortir la monstruosité de cet ennemi à vie du marin, que par l’atmosphère happante de l’interprétation orchestrale.

D’ailleurs, ce monde sans pitié qui est décrit doit beaucoup à la qualité des interprètes masculins qui, chacun à leur manière, font ressentir toute absence d’espoir possible.

Charles Castronovo (Gabriele Adorno)

Charles Castronovo (Gabriele Adorno)

Étienne Dupuis est par exemple saisissant dans ce personnage malsain et maladif qui couve en Paolo Albiani, grimé de façon à lui donner l’aspect d’un vieux bandit sur la fin, et d’une intégrité de timbre de belle allure malgré tout, et Ludovic Tézier, faisant résonner une assise grave fort impressionnante va, lui, jouer sur les nuances pour révéler des pensées caressantes, ou bien suggérer envers Paolo des sentiments méfiants, après le soulèvement du peuple, d’une manière qui fait entendre un dialogue intérieur où l’on sent poindre, déjà, le personnage shakespearien, calculateur et lucide, de Iago.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Jacopo Fiesco)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Jacopo Fiesco)

Son rôle est épisodique, mais chacune des interventions d’Alejandro Baliñas Vieites, artiste de la troupe de l’Opéra de Paris, sont dessinées avec justesse et un beau contraste, et Charles Castronovo, qui incarne Gabriele Adorno, fait entendre dans le médium des intonations très âpres, mais qui prennent de l’allure et de l’engagement volontaire dans les grands moments d’extériorisation.

Quand ce jeune rebelle réalise sa méprise en ayant cru à une liaison amoureuse entre Amélia et Simon, sa sincérité expressive dans les ombres du décor laisse ainsi l’audience totalement saisie par le cœur qui s’en dégage.

Ludovic Tézier, Nicole Car et Mika Kares

Ludovic Tézier, Nicole Car et Mika Kares

Et Nicole Car, qui est amenée à incarner une Amélia qui finira par porter les séquelles physiques laissées par la violence d’un peuple qui cherchait à travers elle à atteindre Simon, montre qu’elle a gagné en ampleur ces dernières années, et aussi en rondeur de timbre. Certes, la mise en scène décrit sans pitié l'écrasement des femmes par la mécanique machiste du pouvoir masculin, mais l'artiste australienne réussit à projeter un véritable cri de désespoir et donc un sentiment de révolte qui se ressent fortement.

Sa réaction un peu titubante lors de l’accueil chaleureux du public est par ailleurs très touchante.

Charles Castronovo, Nicole Car, Thomas Hengelbrock, Ludovic Tézier, Mika Kares et Étienne Dupuis

Charles Castronovo, Nicole Car, Thomas Hengelbrock, Ludovic Tézier, Mika Kares et Étienne Dupuis

Chœur massif qui donne une image de roc de ce peuple virulent, la dureté de cristal de cet autre protagoniste du drame est ici mise en lumière sans fard.

Cette reprise d’un grand relief laisse ainsi des sensations qui hantent ensuite l’esprit car tout concoure dans cette production à entraîner chacun dans le gouffre de l’âme humaine.

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Publié le 19 Novembre 2023

Turandot (Giacomo Puccini – La Scala de Milan, le 25 avril 1926)
Représentations du 08 et 15 novembre 2023
Opéra Bastille

Turandot Tamara Wilson
Liu Adriana González
Calaf Gregory Kunde
Timur Mika Kares
L’Empereur Altoum Carlo Bossi
Ping Florent Mbia
Pang Maciej Kwaśnikowski
Pong Nicholas Jones
Un Mandarin Guilhem Worms
Il Principe di Persia Hyun-Jong Roh
Due Ancelle Pranvera Lehnert Ciko, Izabella Wnorowska-Pluchart

Direction musicale Marco Armiliato                                    Marco Armiliato
Mise en scène Robert Wilson (2018)
Coproduction Canadian Opera Company de Toronto, Théâtre National de Lituanie, Houston Grand Opera, Teatro Real de Madrid

Diffusion en direct sur Paris Opera Play le 13 novembre 2023

Initialement présentée au Teatro Real de Madrid en décembre 2018, avec Gregory Kunde en Calaf certains soirs, la production de ‘Turandot’ de Robert Wilson est désormais bien ancrée au répertoire de l’Opéra National de Paris, ce qui lui permet, avec cette nouvelle reprise, de replacer l'ultime opéra de Puccini parmi les 35 titres les plus joués ces 50 dernières années sur la scène de l'institution.

Tamara Wilson (Turandot)

Tamara Wilson (Turandot)

Son univers bleu nuit délimité horizontalement et verticalement par des néons d’une blancheur luminescente fortement impressive, la symbolique du cœur cruel de la princesse, lune bleue glacée qui se cache sous sa robe impériale rouge sang, et qui finira par être transpercée à la toute fin, la stylisation des vêtements de tous les personnages, gardes, Prince de Perse, Empereur, cour impériale, et les maquillages des trois ministres, forment un ensemble au pouvoir hypnotique qui fonctionne très bien car l’action est rigoureusement contrôlée. De plus, cela évite les grands mouvements d’agitation inutiles que l’on retrouve dans les mises en scène plus traditionnelles à la Zeffirelli.

Hyun-Jong Roh (Le Prince de Perse)

Hyun-Jong Roh (Le Prince de Perse)

Contrairement à Gustavo Dudamel qui, il y a deux ans, avait poussé très loin l’expressionnisme musical en donnant une dimension presque straussienne à la musique de Puccini, Marco Armiliato revient à une interprétation, certes plus classique, mais avec autant d’éclat et une grande richesse d’ornementation et de raffinement dans les tissures les plus diaphanes possibles.

Il a un sens du spectaculaire et de la progressivité qui soutient solidement les chanteurs, et il surprend par la splendeur des effets théâtraux qu'il arrive à obtenir. 

Adriana González (Liu)

Adriana González (Liu)

Ce grand style n’évacue cependant aucune convention, comme celle d’interrompre le discours musical après les interventions de Liu ou de Calaf au troisième acte, ce qui pose toujours un dilemme, car si l’on sait que pour les artistes ces moments de pause sont importants, ils interrompent aussi un déroulement que des spectateurs estiment inadéquats d’un point de vue dramatique.

Tamara Wilson (Turandot)

Tamara Wilson (Turandot)

Mais comment ne pas applaudir à ces artistes qui placent le niveau interprétatif à un point aussi élevé ?

Après s’être fait connaître à Toulouse dans des opéras verdiens, ‘Il Trovatore’ en 2012, ‘I due Foscari’ en 2014 et ‘Ernani’ en 2017, Tamara Wilson fait enfin ses débuts à l’Opéra national de Paris, et ce qu’elle réalise sur la scène Bastille est sidérant de perfection, tenant ses lignes de chant avec une pureté de cristal, une incisivité sans faille, et une stabilité inébranlable. 

Certes, elle accroît la dimension glaciale de Turandot, mais de petits sourires de-ci de-là humanisent un peu ce portrait inflexible, et l’on reste également très impressionné par sa technique de gradation de l’ampleur vocale d’une parfaite progressivité, perfection qui s’aligne avec le sens du détail et la clarté architecturale de la mise en scène de Robert Wilson.

Gregory Kunde (Calaf) - Fin de l'air 'Nessum Dorma!'

Gregory Kunde (Calaf) - Fin de l'air 'Nessum Dorma!'

Gregory Kunde n’en est pas moins fabuleux, lui qui célébrera ses 70 ans le 24 février prochain.

Pouvant compter sur un timbre qui a du corps et dont il laisse parfois s’échapper des clartés séductrices quand il cherche à faire ressortir une certaine douceur de velours, il dégage une impression de puissance et de grand style qui s’épanouissent à travers un souffle long d’une ampleur irrésistible qu’il soutient avec une autorité bien affermie.

Par ailleurs, la vibration de sa ligne de chant est très agréable à l’écoute, et rien ne semble forcé.

On reste ainsi admiratif du début à la fin par tant d’éloquence, car la beauté de cette longévité, qui ne peut qu’être le fruit d’une grande intelligence de vie, inspire aussi l’auditeur par l’âme qu’elle suggère.

Adriana González (Liu) et Mika Kares (Timur)

Adriana González (Liu) et Mika Kares (Timur)

Et aux côtés de ces deux immenses statures, Adriana González affecte Liu d’une maturité de timbre qui s’appuie sur des noirceurs expressives, une plénitude dans la tessiture aiguë qui vibre avec aisance et file en suraigu pour s’évaporer en fines vibrations dans les airs.

Pour cette sensibilité très maîtrisée dont elle pare son personnage avec beaucoup de présence, le public lui réservera un accueil très chaleureux qu’elle partagera avec Mika Kares, dont la stature impressionnante se double d’une fascinante voix brumeuse qui accentue la tonalité pathétique de Timur.

Nicholas Jones (Pong) et Florent Mbia (Ping)

Nicholas Jones (Pong) et Florent Mbia (Ping)

A nouveau Empereur Altoum d’un art oratoire bien caractérisé, Carlo Bossi semble trouver l’équilibre parfait entre la nécessité de paraître sévère et l’expression d’une subtile affectation quand Turandot l’implore de ne pas la livrer à Calaf.

Et beaucoup d’aplomb émane également de Guilhem Worms qui offre un Mandarin dont la droite noirceur permet de bien faire ressentir l’atmosphère de terreur qui règne à la cour de Turandot.

Guilhem Worms (Un Mandarin)

Guilhem Worms (Un Mandarin)

Et afin de donner une dimension clownesque aux trois ministres, Ping, Pang et Pong, Robert Wilson leur a dessiné de superbes maquillages qui surlignent et modifient leurs regards en leur associant une mobilité chorégraphique qui les fait ressembler à des automates délirants, mais dont la gestuelle est directement inspirée par la mélodie virevoltante de la musique.

Florent Mbia (Ping), Gregory Kunde (Calaf), Maciej Kwaśnikowski (Pang) et Nicholas Jones (Pong)

Florent Mbia (Ping), Gregory Kunde (Calaf), Maciej Kwaśnikowski (Pang) et Nicholas Jones (Pong)

Les trois solistes réunis pour cette série de représentations font partie de la toute nouvelle troupe de l’Opéra de Paris.

Ainsi, Florent Mbia se distingue par la noirceur fumée bienveillante de son chant, Nicholas Jones par la clarté adoucie et un peu crémeuse du timbre de voix, et aussi par sa nette décontraction à dansoter, alors que Maciej Kwaśnikowski se montre d’un brillant plus piqué.

Impertinents, mais moins sarcastiques que dans d’autres interprétations, il se dégage d’eux une poésie amusante assez attachante.

Ching-Lien Wu et les Chœurs de l'Opéra de Paris

Ching-Lien Wu et les Chœurs de l'Opéra de Paris

Les qualités fortement impactantes des chœurs sont en outre bien équilibrées avec l’envergure orchestrale, ce qui contribue à l'excellence qui embrasse la totalité de ce spectacle, dont on sort galvanisé et émerveillé par un tel engagement de la part de tous les artistes.

Faire mieux lors d’une prochaine reprise sera un grand challenge!

Gregory Kunde (Calaf)

Gregory Kunde (Calaf)

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Publié le 14 Décembre 2022

Lohengrin (Richard Wagner - Weimar, 1850)
Représentation du 11 décembre 2022
Bayerische Staatsoper - Munich

Heinrich der Vogler Mika Kares
Lohengrin Klaus Florian Vogt
Elsa von Brabant Johanni van Oostrum
Friedrich von Telramund Johan Reuter
Ortrud Anja Kampe
Heerrufer des Königs Andrè Schuen
Brabantische Edle Liam Bonthrone, Granit Musliu, Gabriel Rollinson, Roman Chabaranok
4 Edelknaben Solist(en) des Tölzer Knabenchors

Direction musicale François-Xavier Roth
Mise en scène Kornél Mundruczó (2022)
Décors Monika Pormale
Costumes Anna Axer Fijalkowska
Lumières Felice Ross
Bayerisches Staatsorchester
Bayerischer Staatsopernchor
und                                       
 Johanni van Oostrum (Elsa)
Extrachor der Bayerischen Staatsoper
Coproduction Shanghai Grand Theatre

Lorsque la première munichoise de ‘Lohengrin’ fut jouée en présence du roi Maximillien II de Bavière, le 28 février 1858, sous la direction de Franz Lachner, Richard Wagner ne put y assister, toujours en exil depuis le soulèvement de Dresde de mai 1849 auquel il avait participé. 

Et même le jeune Ludwig, alors âgé de 15 ans, aura la chance d’assister à une représentation de son opéra romantique peu avant lui, le 02 février 1861, à l’Opéra royal de Munich, le compositeur devant attendre finalement le 15 mai 1861 pour l’entendre intégralement à Vienne.

Johanni van Oostrum (Elsa) et Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Johanni van Oostrum (Elsa) et Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Après avoir entendu ‘Lohengrin’, Ludwig écrira que ‘prendre comme modèle un homme de chair et d’os, bon et énergique en tous points et en faire son guide. Il faut se donner comme tâche et comme devoir d’imiter cet homme et, pour cela, il faut le connaître, le comprendre parfaitement et étudier sa vie’.

8 ans plus, tard, il initiera la construction du château de Neuschwanstein en hommage à Richard Wagner, et, de 1867 à 1892, 147 représentations de ‘Lohengrin’ seront données à l’Opéra de la capitale bavaroise.

Le chœur du Bayerische Staatsoper

Le chœur du Bayerische Staatsoper

Aujourd’hui, avec un peu plus de 50 représentations jouées ces 20 dernières années, ‘Lohengrin’ reste l'un des opéras fréquemment interprétés à Munich, et la nouvelle production confiée à Kornél Mundruczó, metteur en scène de théâtre et réalisateur de cinéma hongrois qui vient de proposer une nouvelle production de ‘Tannhäuser’ au Staatsoper de Hambourg, se focalise d’emblée sur l’attente et la fascination que peut avoir un peuple pour un nouveau leader en lequel il souhaite se projeter.

Sa scénographie s’articule autour d’un espace fermé aux parois d’une blancheur uniforme situé à l’avant scène, qui enserre un bout de Terre vallonné et verdoyant qui abrite un petit étang dominé par deux arbustes, mais aussi quelques rochers à l’avant-scène. Le chœur, le Hérault, le Roi, Ortrud et Telramund, vêtus simplement dans des teintes pastels bleu-gris ou jaune clair, vit dans une forme d’espérance statique.

Andrè Schuen (Heerrufer des Königs)

Andrè Schuen (Heerrufer des Königs)

C’est avec beaucoup d’émotion que se déroule l’ouverture sur le regard de ces personnes qui se dressent l'une après l'autre, au fur et à mesure que les mouvements de la musique progressent sous la direction d’une extrême finesse de François-Xavier Roth, qui souligne l’humanisme de cette scène en dessinant une ligne lumineuse d’une douceur magnifique.

Par la suite, le metteur en scène donne de l'expressivité au chœur par des gestes simples pour signifier son esprit de jugement envers Elsa – en deuil de son frère et donc habillée en noir -, tout autant que sa stupeur à l’arrivée de Lohengrin, mais aussi sa soif de sang au moment du combat par le feu avec Telramund – habile technique pour rester dans la symbolique des quatre éléments naturels et éviter le recours au combat d’épées kitsch -.

Cependant, il ne s’agit pas pour Kornél Mundruczó d’entrer dans des conflits politiques territoriaux, de classes sociales ou de religions – Ortrud, Telramund ou le Roi ne se distinguent pas par leur allure vestimentaire des autres membres de la communauté – mais bien d’analyser où peut conduire l’émoi d'un groupe d'hommes et de femmes pour un être qui semble différent.

Johanni van Oostrum (Elsa) et Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Johanni van Oostrum (Elsa) et Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Dans la seconde partie, la nature disparaît au profit d’une entrée de Palais stylisée, où seul le très beau relief d’une porte surmontée d’un balcon émerge au centre d’un mur lisse, composé de nombreux ouvrants par où le chœur pourra intervenir et chanter face à la salle.

Un escalier provenant du sous-sol permet à tout le monde d’y accéder, symbolisant ainsi le désir de grandeur dans lequel se reflète le peuple heureux d’avoir trouver un couple en lequel s'identifier. Ortrud et Telramund, eux, restent à l’extérieur dans les lumières orangées du soir.

Dans cet acte, se confirme le grand sens musical du metteur en scène qui trouve toujours une manière assez fine d’illustrer le discours orchestral – l’éclat des petits effets festifs est très bien dépeint -, et qui joue avec des symboles mystérieux et des dispositions géométriques précisément calculées qui ont du sens, tel ce vêtement doré qui transforme Elsa en Soleil, et celui noir et gris de Lohengrin qui fait apparaître une Lune sur son torse, et qui fait donc porter une positivité énergique sur la fille du Duc, plus que sur son sauveur.

C’est toute une mise en scène de la célébration qui est ainsi décrite, à peine interrompue par le couple déchu, couple qui n’est pas aussi tordu, ni aussi impressionnant, que dans d’autres interprétations, puisque la mise en garde qu'il cherche à éveiller a quelque chose de fondé.

Mika Kares (Heinrich der Vogler) et Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Mika Kares (Heinrich der Vogler) et Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Le dernier acte mélange l’intérieur d’une grande pièce aux murs blancs, dont l'unité est seulement brisée par 2 portes, avec, au milieu, à nouveau la végétation et le peuple qui reste présent même dans les moments intimes. C’est véritablement à cet acte que l’on saisit à quel point Lohengrin n’est que l’incarnation de l’âme de ce peuple avec lequel il ne fait qu’un, notamment quand ce dernier accompagne son geste pour tuer Telramund à jets de pierres.

C’est le fait que les êtres humains s’approprient cette violence qui sonne comme l’aboutissement de cette vénération dangereuse. L’effet de surprise est donc total lorsque le Cygne descend lentement sous forme d’une spectaculaire météorite aux reflets ferreux. La catastrophe planétaire vient du ciel pour détruire la violence du monde humain, et le détacher de son aveuglement.

La rédemption est toutefois envisagée pour Elsa, emportée par l’objet sidéral – dans de superbes lueurs bleutées signées Felice Ross, artiste lumière associée à tous les spectacles de Krzysztof Warlikowski, qui donne même l'illusion de transformer Elsa en cygne -, alors que Lohengrin fait apparaître le jeune frère, un enfant libre et bien vivant, qui ne peut sortir le peuple de son sommeil profond.

Johanni van Oostrum (Elsa)

Johanni van Oostrum (Elsa)

Tout contribue à la poésie dans ce spectacle, non seulement la réalisation scénique, mais aussi la gestuelle, les mouvements du chœur, la manière dont Elsa est représentée en femme adolescente qui vit son amour pour Lohengrin avec grande pureté, ce qui préserve son innocence, et, bien évidemment, viennent s’ajouter les qualités de souplesse et de chaleur de l’orchestre – les cuivres, en particulier, ont une coloration très rougeoyante - auxquelles François-Xavier Roth insuffle un courant bouillonnant avec un toucher bienveillant

Sa maîtrise du drame se mesure à l’osmose qui lie le relief orchestral aux chanteurs, à une théâtralité vivante qui s’appuie sur la magnifique malléabilité du tissus de corde, sur les percussions sombres, sans briser la ligne dramatique, et en se préservant de toute brutalité. En loge située côté jardin, quatre trompettes de parade forment également un panache resplendissant.

Mais la finesse du chœur est aussi un allié de premier ordre pour ce rendu onirique, admirablement fondu dans l’ampleur orchestrale. Et comme s’il fallait aller jusqu’au bout de cet effet de grâce, nous retrouvons ce soir le même couple qui chantait dans la dernière reprise de ‘Lohengrin’, en novembre 2019, dans l'ancienne production de Richard Jones.

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

Klaus Florian Vogt (Lohengrin)

L’entrée de Klaus Florian Vogt est absolument à pleurer tant l’intemporalité de son timbre est irréelle. Cette clarté androgyne, qui dure dorénavant depuis près de 20 ans, pourrait même justifier à elle seule la fascination mystique de la part du chœur. Et de plus, il exhale une splendide autorité et une puissance somptueuse d’un grand éclat. Sa délicatesse de jeu, brusque uniquement lorsque le caractère de Lohengrin l’exige, est à l’image de cette beauté de chant surnaturelle qui engendre une émotion profonde.

Mais aussi, quel magnifique timbre que celui de Johanni van Oostrum, qui gagne les cœurs par la fluidité homogène et le velouté de sa douce projection de voix ! En couleurs, elle s’allie idéalement à la tonalité chaleureuse de l’orchestre, et avec cette capacité à faire pétiller le naturel enfantin d’Elsa, elle en devient irrésistiblement touchante.

Johan Reuter (Friedrich von Telramund) et Anja Kampe (Ortrud)

Johan Reuter (Friedrich von Telramund) et Anja Kampe (Ortrud)

On trouve aussi ces belles qualités d’intégrité vocale chez le jeune Hérault interprété par Andrè Schuen, et chez Mika Kares, qui en rend le Roi sympathique avec une tessiture généreuse, de teinte fumée, qui se projette très bien.

Quant à Anja Kampe, elle offre un portrait d’Ortrud empathique envers Elsa, avec des effets de noirceurs bien marqués mais aussi un brillant vocal palpitant. Excellente actrice qui ne surjoue pas la négativité, elle est moins anguleuse qu’une autre grande Ortrud, Petra Lang, en ajoutant plus de rondeur à son interprétation.

Enfin, Johan Reuter est un baryton-basse très clair, qui incarne avec assurance un Telramund névrosé en souffrance, ce que l’on ressent fortement dans la complexité de ses facettes vocales à la brillance et dureté de granit. Très bon acteur, lui aussi, son incarnation n’est pas sans rappeler un autre personnage ambitieux et criminel, Macbeth.

François-Xavier Roth et Klaus Florian Vogt

François-Xavier Roth et Klaus Florian Vogt

Spectacle d’une grande sensibilité, visuellement et musicalement, il est rare de ressortir d’une représentation de ‘Lohengrin’ avec un tel sentiment de sérénité et de gratitude pour l’ensemble de ces artistes qui démontrent à nouveau l’importance de faire vivre cet art si complexe, mais si inspirant.

Klaus Florian Vogt, Johanni van Oostrum et François-Xavier Roth

Klaus Florian Vogt, Johanni van Oostrum et François-Xavier Roth

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Publié le 9 Octobre 2021

Richard Wagner (Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, Tristan und Isolde, Die Walküre)
Concert du 07 octobre 2021
Grande salle Pierre Boulez, Philharmonie de Paris

Richard Wagner
Maîtres Chanteurs de Nuremberg, Ouverture  (Bayerische Staatsoper - 1868)
Tristan et Isolde, Prélude et Mort d'Isolde (Bayerische Staatsoper - 1865)
La Walkyrie, acte 1 (Bayerische Staatsoper - 1870)

Sieglinde Jennifer Holloway
Siegmund Stuart Skelton
Hunding Mika Kares

Direction musicale Jaap van Zweden
Orchestre de Paris

                                                                Jaap van Zweden

 

Les wagnériens sont visiblement gâtés en cette rentrée lyrique parisienne, car après l’orchestre du Festival de Bayreuth venu pour la première fois à la Philharmonie de Paris début septembre, voilà que l’Orchestre de Paris dédie deux soirées au compositeur allemand quand le Vaisseau Fantôme débute au même moment une série de représentations sur la scène Bastille.

Jennifer Holloway (Sieglinde) et Stuart Skelton (Siegmund)

Jennifer Holloway (Sieglinde) et Stuart Skelton (Siegmund)

L’évènement de ces deux concerts réside aussi en la venue de Jaap van Zweden qui, mi septembre, a annoncé dans le New-York Times qu’il quitterait la direction du New-York Philharmonic à la fin de la saison 2023-2024 par désir de liberté. L’épidémie de covid, qui l’a obligé à rester aux Pays-Bas pendant 18 mois loin de son orchestre, l’a en effet incité à réviser ses directions de vie et notamment à se réinvestir dans sa fondation qui s’emploie à utiliser la musique pour aider les familles d’enfants autistes.

Il se concentre cependant sur la réouverture du Geffen Hall de New-York, pour lequel 550 millions de $ de travaux de rénovation ont été engagés, attendue à l’automne 2022 avec deux ans d’avance.

Wagner (Jennifer Holloway - Stuart Skelton - Mika Kares - Jaap van Zweden) Philharmonie de Paris

La manière avec laquelle il s’empare de l’Orchestre de Paris dit beaucoup du tempérament de ce chef d’orchestre et de sa recherche de somptuosité. La pâte sonore est d’une onctuosité très dense, les courants des cordes s’entrelacent avec une énergie haletante, et sa lecture suit un rythme cinématographique efficace sans que le son jaillissant des percussions ne sature pour autant les couleurs de l’orchestre. Cela bénéficie à l’ouverture des Meistersinger qui, petit à petit, fait monter les frissons chez l’auditeur, et l’on retrouve exactement ce même sens de la progression émotionnelle dans le Prélude de Tristan und Isolde d’une très belle luminosité. Ce sera un peu moins le cas pour la Mort d’Isolde même si la finesse orchestrale est tout aussi soyeuse.

Mais sans doute le plus beau était d’admirer tous ces jeunes présents partout, surtout dans les balcons, et qui peut-être ont pu faire des rapprochements entre la musique de Wagner et des films tels Melancholia de Lars Von Triers ou Roméo et Juliette de Baz Luhrmann qui intègrent respectivement le Prélude et la Mort d’Isolde. On aimerait qu’ils aient apprécié à cette même mesure une telle musique et y reviennent tout autant.

Mika Kares (Hunding)

Mika Kares (Hunding)

En seconde partie, le premier acte de la Walkyrie ouvre avec ce même influx tendu lors de la tempête avec un beau déploiement et un beau fondu des différentes strates de cordes, et le duo entre Jennifer Holloway et Stuart Skelton va se révéler d’une tendresse véritablement touchante.

La soprano américaine, que l’on retrouvera auprès de Véronique Gens dans Hulda de César Franck au Théâtre des Champs-Élysées, en juin prochain, offre un portrait sensible, doué d’une luminosité ombrée bien focalisée, mais avec une largeur de rayonnement appréciable. La fragilité de son personnage et la puissance de son désir d’exister se ressentent, et le ténor australien lui voue une tendresse magnifique, un aplomb vocal spectaculaire qui offre à son timbre au grain chaleureux une gangue de souffle d’une profondeur inouïe – beaucoup ont remarqué son volontarisme d’airain qui semblait concurrencer Lauritz Melchior à travers les Wälse ! -.

Il s’agit ici d’une incarnation très réfléchie dans les moindres détails de ses inflexions, d’une humanité entière beaucoup plus proche de chacun que celle d’un héros romantique inaccessible.

Mika Kares (Hunding), Stuart Skelton (Siegmund) et Jennifer Holloway (Sieglinde)

Mika Kares (Hunding), Stuart Skelton (Siegmund) et Jennifer Holloway (Sieglinde)

Et Mika Kares confirme qu’il est une des valeurs montantes dans les rôles de basses qui s’impose sur toutes les scènes du monde. Il met en avant une stature inflexible mais couverte par un timbre dont le velouté laisse transparaître des failles humaines retenues qui évitent de renvoyer une image trop monolithique. Son Hunding gagne ainsi en caractère et noblesse.

La joie de l'Orchestre de Paris

La joie de l'Orchestre de Paris

Quand s’acheva ce premier acte au final survoltant, quel regret qu’il ne fut possible d’enchaîner immédiatement sur l’ouverture du second acte et son ascension vertigineuse, car le temps ne comptait plus.

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Publié le 4 Août 2021

(A) Krzysztof Warlikowski Trilogy (Salome - Elektra - Tristan und Isolde) 
Représentations des 25, 27 et 31 juillet 2021
Bayerische Staatsoper & Salzburger Festspiele - Felsenreitschule

Salome (Richard Strauss - 1905)
Herodes Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Herodias Michaela Schuster
Salome Marlis Petersen
Jochanaan Wolfgang Koch
Narraboth Pavol Breslik
Ein Page der Herodias Rachael Wilson
Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 27 juin 2019)
Bayerisches Staatsorchester

Elektra (Richard Strauss - 1909)
Klytämnestra Tanja Ariane Baumgartner 
Elektra Ausrine Stundyte 
Chrysothemis Vida Miknevičiūtė 
Aegisth Michael Laurenz
Orest Christopher Maltman
Direction musicale Franz Welser-Möst
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 01 août 2020)
Wiener Philharmoniker

Tristan und Isolde (Richard Wagner - 1865)
Tristan Jonas Kaufmann
König Marke Mika Kares
Isolde Anja Harteros
Kurwenal Wolfgang Koch
Melot Sean Michael Plumb
Brangäne Okka von der Damerau
Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Créée le 29 juin 2021)
Bayerisches Staatsorchester

Les comptes rendus des premières de ces trois productions (Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak, Lumières Felice Ross, Video Kamil Polak, Chorégraphie Claude Bardouil) peuvent être relus sous les liens ci-après :
Salome - Bayerische Staatsoper - 27 juin 2019
Elektra - Salzburger Festpiele - 01 août 2020
Tristan und Isolde - Bayerische Staatsoper - 29 juin 2021

Małgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

Małgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

En cette dernière semaine de juillet 2021, qui comme chaque année entrelace les derniers jours du Festival d'opéras de Munich et les premiers jours du Festival de Salzbourg, il était possible d'assister aux trois dernières productions créées par Krzysztof Warlikowski, metteur en scène notamment adoré par Nikolaus Bachler et Markus Hinterhäuser, les directeurs artistiques respectifs de ces deux institutions, qui apprécient, à l'instar de nombre de spectateurs, sa profondeur psychologique et son travail sur les symboles contenus dans les ouvrages qui traversent son regard.

Avec Salome et Elektra, nous explorons deux relectures de deux œuvres luxuriantes créées en plein mouvement de Sécession qui partit de Munich en 1892 pour gagner Vienne en 1897, puis Berlin en 1898. Ces mouvements artistiques portés par Klimt, Otto Wagner ou Hoffmansthal à Vienne, ne dureront que jusqu'à la première guerre mondiale, et le Palais de la Sécession de Joseph Maria Olbrich sera incendié par les nazis au moment de la retraite des troupes allemandes, avant d'être reconstruit après-guerre.

Marlis Petersen - Salomé, Bayerische Staatsoper 2021

Marlis Petersen - Salomé, Bayerische Staatsoper 2021

La production de Krzysztof Warlikowski pour Salomé commence en prélude par un extrait des Kindertotenlieder de Gustav Mahler - le compositeur, chef d'orchestre et directeur de l'opéra de Vienne avait mis sa démission en jeu quand il n'avait pu réussir à imposer Salomé à la censure -  qui présage d'un destin fatal. Elle se déroule au sein d'une impressionnante bibliothèque où une famille juive recrée une pièce de théâtre qui renvoie une image caricaturale et dégénérée d'une communauté face à la nouvelle figure chrétienne que représente Jochanaan.

Bien que de tessiture gracile, l'incarnation vipérine de Salomé par Marlis Petersen, une artiste accomplie, est à nouveau fascinante à entendre par l'extrême clarté et précision de son chant, mais aussi par la manière avec laquelle elle fait vivre la musique à travers tout son corps.

Elle est entourée par les mêmes artistes qui participèrent à la création de la mise en scène, la lumineuse présence de Rachael Wilson en page à la majesté orientalisante, le Narraboth si torturé et désespéré de Pavol Breslik, l'Hérodias de Michaela Schuster qui semble empruntée aux Damnés de Visconti et qui aime un peu trop surprendre l'auditeur par de fières démonstrations de puissance vériste, l'Hérode de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke au mordant attachant, et ce Jochanaan un peu désabusé de Wolfgang Koch qui réserve encore de belles attaques en réplique à Salomé, mais réduit la portée de ses aigus quand l'élargissement vocal se déploie sur un souffle plus progressif.

Dans cette version, la signification du baiser que souhaite échanger Salomé avec le prophète, sous couvert d'amour ou de réconciliation, est en fait un acte de damnation qui est mis en scène au moment de la danse des 7 voiles, après le dernier souper, sous la forme d'une vidéographie magnifiquement animée qui représente une Licorne embrassant un Lion, iconographie issue de mosaïques du plafond d'une synagogue polonaise détruite depuis. Elle est doublée par la danse de Salomé avec un être représentant la mort, figure qui ne survivra pas au baiser de la fille d'Hérode. A ce moment là, la direction ardemment intense de Kirill Petrenko déploie également un drapé scintillant et enchanteur irrésistiblement envoutant. 

Mais après un tel climax, la scène finale montre Salomé obsédée par un étrange coffret gris qui ressemble à une urne funéraire transmise par l'acteur de Jochanaan. Le chef d'orchestre atténue l'ampleur sonore, et c'est le fait que la jeune fille ne saisisse pas ce qu'annonce ce symbole intrigant qui crée une tension qui se résout par l'arrivée, sonore mais invisible, de troupes venues pour détruire ce monde réfugié sur lui-même. La petite communauté préfèrera en finir par un ultime geste de suicide collectif.

Enfin, à l'issue de cette représentation, Kirill Petrenko a été nommé par un membre du conseil d'administration "chef honoraire de l'Académie d'orchestre de l'orchestre d'État de Bavière". Vivre la simplicité d'un tel moment est toujours un privilège.

Kirill Petrenko lors de sa nomination comme "Chef honoraire" - Bayerische Staatsoper 2021

Kirill Petrenko lors de sa nomination comme "Chef honoraire" - Bayerische Staatsoper 2021

Deux jours plus tard, à Salzbourg, la reprise d'Elektra, le seul opéra qui fut intégralement joué au Festival l'année précédente en pleine pandémie, nous ramène à un monde antique violent et hystérique, soumis à des forces infernales inconscientes sous le verbe d'Hofmannsthal. L'une des premières scènes montre un ancien rituel sacrificiel humain qui préfigure celui que subira la mère d'Elektra une fois ses crimes expiés.

On peut redécouvrir la géniale noirceur névrosée de Tanja Ariane Baumgartner recouverte, au cours de son récit, par l'enveloppante direction de Franz Welser-Möst qui tire de luxueux scintillements de l'écriture orchestrale dont on peut admirer les reflets dans les lumières d'étoiles qui constellent les épais nuages sombres que projette la fascinante vidéographie au dessus de Klytemnestre. Ces chatoiements poétisent en fait les maugréements de cette femme dont l'attitude un peu repliée traduisent l'effort à réprimer tous ses sentiments nés de ses crimes passés.

Ausrine Stundyte est comme Salomé une jeune fille, mais cette fois totalement broyée par son ressentiment. Elle apparaît d'emblée encore plus libérée qu'à la création, son timbre de voix préserve ses couleurs quand le chant se tend, de larges ondes obscures se propagent avec vaillance et souplesse, et elle joue de façon saisissante comme si elle vivait dans son monde détachée du regard extérieur. Formidable sa course pour contrer celle de sa mère qui tente de lui échapper sur la progression dramatique de la musique, où alors cette confrontation brusque avec Vida Miknevičiūtė, qui joue Chrysothémis, pour la forcer à concrétiser sa vengeance. Cette dernière lui oppose en effet un tempérament acéré et irradiant, un peu sévère, rendu par une tessiture ivoirine finement profilée, et une excellente endurance.

L'impression laissée par l'arrivée d'Oreste diffère cependant fortement de cette image poupine que renvoyait l'année dernière Derek Welton - on peut retrouver le chanteur australien, très bien mis en valeur, en premier Nazaréen dans la reprise de Salomé à l'opéra de Munich -. Ici, Christopher Maltman incarne un personnage blessé au visage vengeur, presque un tueur, prêt à en découdre avec les meurtriers de son père. Et son expressivité vocale le fait très bien ressentir.

L'impact sur son duo avec Elektra s'en ressent, non en terme de présence, mais parce la complicité affective entre frère et sœur qui paraissait si enfantine l'année précédente est moins saillante. Seulement, Franz Welser-Möst et le Wiener Philharmoniker déploient lors de ces retrouvailles un tel déluge de somptuosité sonore, que ce débordement orchestral sublime un tel amour. Et les musiciens ont aussi le goût des attaques claquantes dans les moments de grande tension, comme les cuivres sont capables de lancer de fulgurants cris rutilants. L'Egisthe de Michael Laurenz  est quant à lui toujours aussi souple et assuré.

Au cœur de ce décor métallique recouvert de reflets d'eau, la manière dont Chrysothémis se révèle être celle qui a le plus de cran afin de précipiter la fin de l'hégémonie des deux tyrans préserve toute sa force impressive.

Entre deux représentations de Salomé, Michaela Schuster et Rachael Wilson étaient présentes pour assister à la reprise d'Elektra, et l'on pouvait aussi reconnaitre dans la salle Lars Edinger venu à Salzburg pour incarner Jederman.

Christopher Maltman, Vita Miknevičiūtė, Claude Bardouil, Felice Ross, Malgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

Christopher Maltman, Vita Miknevičiūtė, Claude Bardouil, Felice Ross, Malgorzata Szczęśniak, Krzysztof Warlikowski, Franz Welser-Möst, Ausrine Stundyte, Tanja Ariane Baumgartner - Elektra, Salzburger Festspiele 2021

De retour à Munich, il était enfin possible d'entendre à nouveau le Tristan und Isolde de Richard Wagner, œuvre qui impressionna très tôt le jeune Richard Strauss.

Krzysztof Warlikowski présente un voyage à travers la mort qui se déroule dans une grande pièce fermée recouverte de boiserie comme dans une enceinte funéraire.  La vidéographie suggestive prépare l'esprit du spectateur à ces humeurs noires, à cette attente romantique de la mort qui est toujours retardée, et le plonge dans un 3e acte où le Tristan de Jonas Kaufmann, profondément émouvant par ce chant qui préserve ses qualités feutrées même dans les passages enfiévrés, se retrouve confronté à ses souvenirs d'enfance figés dans une lumière et immobilité glaciaires.

Anja Harteros est une Isolde sophistiquée, très claire, surtout dans le Liebestod, douée d'une précision d'élocution qu'elle nuance d'un panel de couleurs qu'elle peut assombrir avec une grande finesse, mais qui impressionne aussi par son magnétisme puissant. Son duo avec Jonas Kaufmann au deuxième acte est absolument réussi, tant les voix fusionnent dans une belle harmonie.

Anja Harteros et Jonas Kaufmann - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

Anja Harteros et Jonas Kaufmann - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

En Brangäne, Okka von der Damerau est toujours aussi prégnante avec son timbre d'argent massif étincelant, Mika Kares semble quant à lui un peu plus adoucir son Roi Marke, et Wolfgang Koch reste un compagnon vivant et attachant par l'optimisme étonnant qu'il dégage.

Quant à Kirill Petrenko, il choisit une interprétation moins vouée à l'exubérance flamboyante qu'il affichait avec virilité lors de la première représentation, et dispense une densité de son fabuleuse, ainsi qu'une sensibilité qui accentue encore plus l'emprise méditative au dernier acte. La correspondance avec la scénographie s'en trouve renforcée, le délié des motifs orchestraux abonde d'ornements fluides au cœur d'une langue chaleureuse et féconde, et les rappels pour cette équipe fantastique dureront près de 25 mn à l'issue de cette représentation qui signe également la fin du passionnant mandat de Nikolaus Bachler.

Et l'année prochaine, ce sera la reprise de Die Frau Ohne Schatten de Richard Strauss, dirigée par Valery Gergiev dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, qui clôturera la première année du festival d'opéra de Munich sous la direction de Serge Dorny.

Kirill Petrenko - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

Kirill Petrenko - Tristan und Isolde, Bayerische Staatsoper 2021

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Publié le 30 Juillet 2021

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart - 1787)
Représentation du 26 juillet 2021
Festival de Salzbourg - Großes Festspielhaus

Don Giovanni Davide Luciano
Il Commendatore Mika Kares
Donna Anna Nadezhda Pavlova
Don Ottavio Michael Spyres
Donna Elvira Federica Lombardi
Leporello Vito Priante
Masetto David Steffens
Zerlina Anna Lucia Richter

Direction musicale Teodor Currentzis
Mise en scène Roméo Castellucci
Chorégraphie Cindy Van Acker 
Chœur et Orchestre MusicAeterna
Nouvelle production
                                                                                                Davide Luciano (Don Giovanni)

Après une inoubliable Salomé qui, trois ans plus tôt, avait fortement marqué le public de la Felsenreitschule et les spectateurs de la retransmission télédiffusée, Roméo Castellucci se voit confier la nouvelle production du Don Giovanni de Mozart en ouverture du Festival de Salzbourg 2021. Il retrouve ainsi le jeune et prodigieux chef d'orchestre avec lequel il réalisa une ésotérique version du Sacré du Printemps lors de la Ruhrtriennale 2012, Teodor Currentzis.

Cette alliance de deux artistes hors du commun était d'avance excitante sur le papier, mais associée à une équipe de chanteurs de tout premier ordre elle se révèle, ce soir, prolifique et d'une énergie folle pour rendre au chef d’œuvre romantique de Mozart sa puissance sulfureuse et brosser des caractères fortement évocateurs. Les images inattendues ne manquent pas, mais les grands thèmes de l'ouvrage qui intéressent le metteur en scène restent dans l'ensemble lisibles et inspirants malgré son grand sens de l'abstraction.

Teodor Currentzis

Teodor Currentzis

Lorsque le rideau de scène s'ouvre dans le silence sur un impressionnant intérieur néo-classique d'une église recouverte sur ses murs de magnifiques toiles peintes et de sculptures religieuses, la magnificence du décor saisit le spectateur. Mais il est vite gagné par le décontenancement ou l'amusement lorsqu'il voit des ouvriers sur fond de bruits urbains entrer pour retirer un à un tous les objets d'art de la nef. Nous entrons dans un monde contemporain qui s'est débarrassé de toutes ses références esthétiques et spirituelles acquises par le passé. La période de la Renaissance s'efface pour ne laisser que le néant.

La lourde chute d'une puissante automobile de luxe annonce avec l'ouverture orchestrale les valeurs auxquelles est voué Don Giovanni, et la violence qu'elle draine. Mais ici, c'est surtout l'illusion de cette brève séquence qui laisse le spectateur abasourdi.

Davide Luciano (Don Giovanni) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

Davide Luciano (Don Giovanni) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

La première partie de Don Giovanni se déroule donc dans la blancheur ouatée de cette architecture élégante, et les portraits de chacune des trois héroïnes sont traités de façon bien distincts aussi bien stylistiquement que métaphoriquement.

Zerlina est la plus proche d'une interprétation littérale, une femme ingénue pour qui la douceur du rapport au corps a à voir avec une recherche d'une saine harmonie avec la nature. Quelques simples éléments de décors sont introduits, buisson, tronc d'arbre torturé, et Anna Lucia Richter peut faire vivre l'esprit d'une jeune paysanne aux beaux graves qui pleurent, douée d'un timbre au poli varié et doré.

Son compagnon, Masetto, est interprété par David Steffens qui rend à ce personnage, avec l'aide du metteur en scène, une nature sombre et inquiétante assez inhabituelle chez un être généralement présenté comme un grand benêt, comme pour mieux montrer comment l'influence de Don Giovanni en a fait un être violent, stupide et dépossédé de son âme.

Donna Elvira, elle, est une femme bourgeoise qui a eu un enfant avec Don Giovanni, ce qui ne manque pas de le rapprocher de Pinkerton, l'horrible américain de Madame Butterfly de Puccini.

Roméo Castellucci ne lui accorde pas véritablement un jeu scénique développé, mais Federica Lombardi possède une telle présence vocale au médium noble et attendrissant, et aux aigus saisissants et bouleversants, qu'elle offre un très beau portrait romantique de la seule femme véritablement amoureuse du héros pervers.

Federica Lombardi (Donna Elvira) et Vito Priante (Leporello)

Federica Lombardi (Donna Elvira) et Vito Priante (Leporello)

Mais le couple formé par Donna Anna et Don Ottavio est celui qui véritablement inspire le plus Roméo Castellucci. La fille du Commandeur prend en première partie des allures de Médée entourée d'Érinyes qui harcèlent Don Giovanni sous la forme d'une chorégraphie souple et esthétique aux corps et chevelures noirs.

Elle est un caractère passionné et vengeur, et Nadezhda Pavlova tire son incarnation vers la tragédie grecque à partir d'une posture assurée et surtout un tempérament en flamme qui se traduit pas une puissance vocale qu'elle oriente et jette sous la forme d'un fusain vers les auditeurs comme pour montrer sa détermination.

Et on la retrouve plus loin à se livrer à une virtuosité lumineuse, ascensionnelle et sensationnelle comme dans les passages les plus élégiaques et les plus spirituels des messes de Mozart, et cette audace sans faille qui traduit une envie d'atteindre des cieux inaccessibles a un effet sidérant en salle.

Et en seconde partie, le metteur en scène lui réserve un superbe écrin, volontairement kitsch, pour "Non mi dir, bel'idol mio" où, sous des lumières rosées et pastel, Donna Anna semble incarner une prêtresse entourée uniquement de femmes et de jeunes filles, comme si son idéal était dorénavant un monde où l'homme serait absent.

Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

Nadezhda Pavlova (Donna Anna) - Photo Salzburger Festspiele

Quant au pauvre Don Ottavio, il est amené à représenter sous différentes formes des hommes de pouvoir et d'honneur ayant traversé l'histoire, et Roméo Castellucci le statufie au cours de ses principaux airs pour mieux le ridiculiser. Il y a bien ce grand caniche au pelage sculpté qui l'accompagne, mais il y a surtout cette grande scène du bal où le jeune noble erre en monarque lourdement affublé de blanc dans une brume tout aussi blanche. Sur le plan visuel, la confusion est formidable à ressentir, et au fil de la soirée Michael Spyres offre une superbe personnalité vocale, claire, aérée et nuancée en recherchant les limites d'une finesse extrême. Mais le plus beau est son dernier air "Il mio tesoro intanto" où l'on entend ce sublime chanteur se transformer progressivement en l'Empereur de "La Clémence de Titus" en densifiant et en enrichissant son timbre de teintes brunes.

Seul un artiste protéiforme de son niveau peut arriver ainsi à jeter un pont d'une œuvre de Mozart à une autre. Cette soirée aura véritablement été celle des surprises vocales les plus inattendues.

Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Et si Don Giovanni n'est pas ici un homme d'une stature humaine qui domine tout ce petit monde de sa désinvolture, Davide Luciano le fait vivre à travers sa tessiture d'airain qui décrit un jeune prédateur sans tendresse et d'une très grande précision d'élocution. Très à l'aise scéniquement, splendide en chantant sa sérénade tout en mimant un Christ en croix pour mieux plaire à Donna Elvira, son plus grand défi survient à la scène finale où, comme punition, il est amené à se dissoudre dans la blancheur du lieu tout en se débattant nu comme pour échapper à des sables mouvants qui le recouvrent jusqu'à ce qu'il n'existe plus.

La direction musicale de Teodor Currentzis est absolument terrifiante, à la fois brutale et foisonnante, au fur et à mesure que Don Giovanni se liquéfie.

Le double du séducteur, Leporello, trouve en Vito Priante un interprète au timbre plus habituellement sombre et sans effets métalliques ce qui le distingue de Davide Luciano.

Très naturel dans l'air du catalogue chanté autour d'une imprimante industrielle qui évoque la nature machinale de Don Giovanni amené à reproduire indéfiniment ses comportements, il fait ressentir l'humanité sous emprise du serviteur sans jamais en faire un bouffon pour autant.

Michael Spyres (Don Ottavio) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Michael Spyres (Don Ottavio) et Nadezhda Pavlova (Donna Anna)

Etourdissant par ses inventions en première partie, même si elles ne construisent pas une progression dramaturgique à proprement parler, Roméo Castellucci est beaucoup plus sobre dans la seconde partie qui pourrait s'intituler "La vengeance des 1003 femmes". Il utilise en effet nombre de figurantes de tout âge pour chorégraphier sous différentes formes, que ce soit à l'aide de voilages flottant en suivant les mouvements de la musique, ou lors de la scène du cimetière où les esprits des morts refont surface dans un brouhaha insensé, les forces féminines qui préparent leur vengeance. Au final, c'est le Commandeur (Mika Kares) qui est perdant car il est relégué en coulisses et sonorisé, avec toutefois un bon équilibre acoustique.

Teodor Currentzis et Maria Shabashova (Pianoforte)

Teodor Currentzis et Maria Shabashova (Pianoforte)

Si l'architecture de cette soirée est aussi stimulante, elle le doit également à Teodor Currentzis et à son orchestre MusicAeterna qui nous fait entendre Mozart comme jamais il ne nous sera possible de l'entendre de la part d'un orchestre d'une grande institution de répertoire. Il y a d'abord le charme des sonorités des instruments qui évoquent une matière vivante et vibrante, puis la célérité avec laquelle les musiciens arrivent à générer une musique complexe en nervures, riche en noirceur de son et aussi fortement lumineuse si bien que l'auditeur est saturé de chatoiements irrésistibles, même pendant les récitatifs.

Mais à d'autres moments, Currentzis pratique des effets de ralentis, étire le temps, comme pour mieux attirer l'attention sur ce que disent chaque chanteurs. Il est d'ailleurs très attentif à leur souffle et leur rythme, module l'orchestre aussi bien pour lui insuffler toutes sortes de variabilités d'humeur que pour assurer que les solistes ne perdent pas pied.

La diffusion de la représentation en différé le 07 août 2021  sur Arte TV (21h40) et Arte Concert (21h05) permettra de revivre cette éblouissante interprétation musicale, mais il est possible que les effets de lumière théâtraux de la scénographie de Roméo Castellucci soient en partie atténués par la captation vidéo.

https://www.arte.tv/fr/videos/105066-000-A/don-giovanni-festival-de-salzbourg-2021/

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Publié le 1 Juillet 2021

Tristan und Isolde (Richard Wagner - 1865)
Représentation du 29 juin 2021
Bayerische Staatsoper

Tristan Jonas Kaufmann
König Marke Mika Kares
Isolde Anja Harteros
Kurwenal Wolfgang Koch
Melot Sean Michael Plumb
Brangäne Okka von der Damerau
Ein Hirte Dean Power
Ein Steuermann Christian Rieger
Ein Jünger Seemann Manuel Günther

Direction musicale Kirill Petrenko
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2021)
Décors Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil

                                                                                             Krzysztof Warlikowski

La nouvelle production de Tristan und Isolde par Krzysztof Warlikowski vient se substituer à celle créée par Peter Konwitschny 23 ans plus tôt, le 30 juin 1998, pour le Festival d'opéras de Munich, ville où fut également jouée pour la première fois le poème lyrique de Richard Wagner dans son intégralité, le 10 juin 1865.

Après une vision humoristique et distanciée de l'amour fou à laquelle Waltraud Meier s'est régulièrement livrée sur cette scène, le regard que propose le metteur en scène polonais s'intéresse à l'autre facette de l'ouvrage, le passage de la vie à la mort. Seront donc forcément déçus ceux qui ne veulent y voir que l'extase suprême du second acte, une sorte de métaphore de l'accomplissement du désir sexuel qui est devenu un cliché dans le milieu des amateurs lyriques.

Jonas Kaufmann (Tristan)

Jonas Kaufmann (Tristan)

La mort est présente partout et est signifiée de différentes manières. Il y a d'abord ces mannequins qui représentent des êtres désincarnés car éteints, et deux acteurs, grimés en mannequins, interviennent aussi dès le prélude pour décomposer la gestuelle sensible et affective l'un envers l'autre, ou bien plus tard pour fournir les armes qui mèneront Tristan sur le chemin de la mort. Cette gestuelle est fortement travaillée afin de laisser le doute le plus longtemps possible sur le fait qu’il s’agisse de pantins commandés ou bien de personnes réelles.

Il y a également ce luxueux décor en bois noble et sculpté qui encadre tout l'espace scénique, et qui comporte sur chacun de ses murs deux grandes portes sur fond noir qui évoquent la séparation entre deux êtres. Cette salle, surmontée de deux trophées de chasse, réunit plusieurs symboles : la fierté ancestrale du trône royal du roi Marke, la célébration des forces de l'au-delà, la monumentalité comme lieu de rituel mortifère.

Enfin, dès la fin du prélude, une magnifique vidéographie représente la vue vers l'est depuis le pont d'un navire glissant sur une mer noire, comme si le voyage d'Irlande vers la Cornouaille pouvait être comparé à la traversée du Styx. Isolde semble entraînée à travers un couloir de cabines sans fin, et deux oiseaux blancs - peut être un amour pur - suivent ce long mouvement qui s'achève sur les deux portes du palais.

Okka von der Damrau (Brangäne) et Anja Harteros (Isolde) - Photo Bayerische Staatsoper / W.Hösl

Okka von der Damrau (Brangäne) et Anja Harteros (Isolde) - Photo Bayerische Staatsoper / W.Hösl

Kirill Petrenko et l'orchestre d’État de Bavière impriment d'emblée leur marque, un flux d'une grande vélocité, une compacité orchestrale luxueuse, une plénitude lumineuse et un panache instrumental luxuriant, ce débordement de vie augure d'une très belle entrée en matière.

Puis s'élève l'Isolde hautement aristocratique et dominatrice d'Anja Harteros. Long et haut pantalon noir, chemisier jaune flamboyant, la voix est ardemment percutante, puissante et focalisée, chargée de clairs aigus nimbés d'éclats de velours noir. Il y a par ailleurs une grande adéquation entre la richesse d'expressivité de cette grande artiste et l'effervescence orchestrale. Son personnage prend des dimensions combatives phénoménales, sa gestuelle est toujours en phase avec son rang social élevé, et elle préserve toute la féminité de son être sans l'alourdir. Le galbe vocal reste souple et d'une texture colorée et homogène.

Face à elle, Okka von der Damerau est une fantastique Brangäne, avec un aigu d'argent vibrant qui s'épanouit latéralement et un souffle opulent qui la rendent un peu surhumaine. La relation entre les deux femmes est naturelle même si de par ses regards et gestes critiques la servante cherche à influer sur la situation.

On la voit au premier acte soigner un soldat devenu fou – les dérèglements de ce personnage sont fortement travaillés -, mais la puissance hypnotique des échanges entre les deux femmes occulte l'attention qui pourrait plus reposer sur lui.

Jonas Kaufmann (Tristan) - Photo Bayerische Staatsoper / W.Hösl

Jonas Kaufmann (Tristan) - Photo Bayerische Staatsoper / W.Hösl

Quant à Tristan, il est représenté comme un somptueux militaire de haut-rang en tenue blanche, un homme faisant partie d’un système militaire et social bien établi, mais qui n’a pas l’assurance de son Isolde. Jonas Kaufmann excelle à jouer ces hommes un peu perdus et qui ont toujours quelque chose de touchant. Le passage dans l’autre monde lorsqu’il partage le filtre avec la Reine est étrangement représenté par des effets d’hallucinations méandreux et vivement colorés, mais l’on ne sait pas à ce moment là ce que cela signifie.

La seconde partie entre véritablement dans le travail d’interprétation. Après une scène de chasse qui se produit dans la même salle et qui permet de voir directement les joueurs de cors qui renforcent le caractère oppressant de la haute-société du roi Marke, la scène suivante montre la véritable aspiration d’Isolde à travers une vidéo où on la suit dans ses déambulations à travers un labyrinthe d’escaliers qui la mène à une petite chambre où tout semble bien disposé, sans fenêtre, comme s’il on était dans un petit coin isolé au bout du monde. Il ne se passe que quelques minutes avant qu’on ne la voit s’allonger sur le lit comme s’il s’agissait d’attendre quelque chose ou quelqu’un.

On pense alors énormément à la séquence du film « The Hours » de Stephen Daldry inspirée du roman de Virginia Wolf, Mrs Dalloway, où l’on voyait Laura Brown mettre en scène son suicide alors que des eaux verdâtres envahissaient sa chambre d’hôtel

Anja Harteros (Isolde)

Anja Harteros (Isolde)

La question qui se pose de toute évidence est pourquoi cette Isolde si assurée aspire à la mort, et qu’a t-il pu arriver pour qu’elle et Tristan passent tout le duo d’amour à échanger chacun séparément assis dans un confortable fauteuil avec une telle difficulté à entrer en connexion physique ? Et ce que montre alors Krzysztof Warlikowski est non pas une mise en scène de l’Amour idéalisé et humainement impossible tel que le spectateur viendrait rechercher la représentation chez Wagner pour sa propre aspiration personnelle, mais un Amour impossible irréalisable entre les deux amants eux-mêmes qui ne voient comme unique issue que de passer par le suicide pour trouver dans la mort une possibilité de vivre cet amour.

La vidéo ne se substitue pas à l’action scénique, car elle reste longtemps figée sur l’image de ce lit où gît Isolde. Elle s'insère dans la scénographie comme un élément de décor et crée, par son esthétique soignée, une fascinante image qui hante la mémoire car elle annonce la fin dans le silence.

L’arrivée du Roi Marke se produit au moment où Tristan et Isolde se préparent à passer à l’acte mortel, mais ils retombent dans un univers conventionnel où pèse le poids de la hiérarchie sociale et des ancêtres. Tristan saisit alors sa chance, si l’on peut dire, en se jetant sur l’épée tendue par Melot.

Dans cette seconde partie, Mika Kares incarne un Roi Marke sévère et uniforme en couleur de tessiture, mais n’a pas l’occasion de montrer les différents affects du monarque car une distance affective est aussi opérée entre lui et les amants.

Mika Kares (Le Roi Marke)

Mika Kares (Le Roi Marke)

Anja Harteros reste souveraine, et Jonas Kaufmann, parfois tenté de trop alléger dans les aigus, met en place sa belle tonalité sombre et poétique qui va se déployer totalement dans un dernier acte fort émouvant.

Car tout dans ce dernier acte est conçu pour faire ressentir le vide vital et la froideur du passage de la vie à la mort. Deux mondes sont représentés, celui bien réel de Kurwenal qui assiste à l’agonie de Tristan , et celui de Tristan qui est déjà en train de changer de monde et que l’on perçoit à partir d’une scène où onze enfants inertes, à nouveau des mannequins, sont assis autour d’une grande table et près du cor anglais. La lumière suggère celle d’une Lune glaciale suspendue au dessus de la scène.

Un des mannequins est animé par un acteur bien réel qui échange régulièrement de position avec Jonas Kaufmann pour montrer l’imbrication entre ces deux mondes.

Ce qu’il y a de poignant dans cette image est que les enfants représentent ce qu’il y a de plus vivant en ce monde, et de les voir ainsi figés renvoie à chacun les souvenirs d’une enfance insouciante, du temps passé et d’une vie qui a disparu.

Se superposent à cela la chaleur exaltée de la direction phénoménale de Kirill Petrenko, des plaintes inouïes qui ressortent du riche réseau orchestral, et aussi la douceur à fleur de peau de Jonas Kaufmann qui interprète un Tristan d’une telle beauté mélancolique qu’elle induit un très ambigu sentiment de plénitude irrésistiblement bouleversant dans une atmosphère pourtant cliniquement froide.

Kirill Petrenko

Kirill Petrenko

Wolfgang Koch semble presque trop vivant et enthousiaste par cette présence bien ancrée qu’il dégage à l’avant scène, et la résolution est totale lorsqu’Isolde apparaît pour se suicider à l’aide d’un poison afin de rejoindre Tristan. Le monde de Marke est quant à lui conventionnel jusqu’au bout dans ses réactions au moment de la découverte de la mort de Tristan, mais le roi a le réflexe de déposer un lys blanc en geste d’affection et de reconnaissance pour la pureté du chevalier.

Le Liebestod est alors chanté simplement, avec aplomb et rayonnement mais sans affectation appuyée, devant un fond blanc qui, à la toute fin, enchevêtre nébuleusement des images autour du lit de Tristan ou Isolde où Anja Harteros et Jonas Kaufmann peuvent enfin ouvrir les yeux pour s’admirer pleinement en un sourire complice. Mais leurs mains ne se touchent toujours pas.

Wolfgang Koch (Kurwenal), Anja Harteros (Isolde) et Jonas Kaufmann (Tristan)

Wolfgang Koch (Kurwenal), Anja Harteros (Isolde) et Jonas Kaufmann (Tristan)

Un spectacle fortement méditatif, construit sur un troublant contraste entre la gravité du sujet, la recherche de l’expression de l’amour par la mort, et le déchaînement baroque en timbres et couleurs de ces cordes gorgées de lumières filant dans la fosse pour se métamorphoser en un jaillissement de splendides corolles boisées et cuivrées, afin d'apparaître comme une véritable célébration de la vie.

Claude Bardouil, Malgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski

Claude Bardouil, Malgorzata Szczęśniak et Krzysztof Warlikowski

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Publié le 17 Novembre 2018

Simon Boccanegra (Giuseppe Verdi)
Répétition du 09 novembre et représentations du 15 novembre et 01 décembre 2018
Opéra Bastille

Simon Boccanegra Ludovic Tézier
Jacopo Fiesco Mika Kares
Maria Boccanegra (Amelia Grimaldi) Maria Agresta, Anita Hartig (09 nov & 1, 4 déc)
Gabriele Adorno Francesco Demuro
Paolo Albani Nicola Alaimo
Pietro Mikhail Timoshenko
Un capitano dei balestrieri Cyrille Lovighi
Un'ancella di Amelia Virginia Leva-Poncet

Direction musicale Fabio Luisi
Mise en scène Calixto Bieito (2018)                                             
Nicola Alaimo (Paolo)
Nouvelle production et coproduction Deutsche Oper Berlin

A l’instar d’Il Trovatore, Simon Boccanegra est le second opéra de Giuseppe Verdi qui soit inspiré d’une pièce d’Antonio García Gutiérrez.

Sur le chemin de l’indépendance italienne, Verdi souhaitait représenter les luttes des factions et faire naître ainsi chez les Italiens l’horreur des guerres fratricides à partir d’un sujet historique.
Au XIVe siècle, la république de Gênes dominait la Méditerranée et la mer Egée, mais son principal concurrent, Venise, gagnait du terrain et prendra définitivement le dessus au siècle suivant.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Le personnage de Simon Boccanegra devint ainsi en 1339 le premier Doge à vie de Gênes, issu du parti plébéien et partisan de l’Empereur du saint-Empire. Cependant, en 1347, les familles Grimaldi et Fieschi, ralliées au Pape, le forcèrent à abdiquer. A la tête de son armée, il réussit pourtant à rétablir son autorité en 1356, mais mourut probablement empoisonné en 1362, et c’est Gabriel Adorno qui fut finalement élu par le peuple pour lui succéder.

Et dans la version romancée de l’opéra de Verdi, une conspiration redoutable est menée par Paolo Albiani pour pousser les Fieschi et Adorno à se révolter contre Simon, Paolo ne supportant pas que le doge ne lui ait pas accordé la main d’Amélia Grimaldi (qui s’avèrera être sa fille).

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Simon Boccanegra n’est entré que sur le tard au répertoire de l’Opéra de Paris, il y a exactement 40 ans, le 25 octobre 1978, dans une mise en scène devenue célèbre de Giorgio Strehler.

Puis la scène Bastille accueillit la production de Nicolas Bregier, en septembre 1994, et surtout celle de Johan Simons créée en mai 2006, année entièrement dédiée à la perspective de l’élection présidentielle de 2007. Cette mise en scène se focalisait particulièrement sur le climat électoral et les rivalités partisanes.

La nouvelle production que présente Calixto Bieito à l’Opéra de Paris répond du début à la fin aux ambiances nocturnes des conspirations relatées dans le livret et à la noirceur de la musique, tout en privilégiant l’évocation du long délitement mental du Doge solitaire poursuivi par les obsessions mélancoliques du souvenir de sa femme défunte, plutôt que la mise en exergue des conflits de pouvoir.

La scénographie est centrée sur un plateau unique où une spectaculaire carcasse de navire, l’évocation du passé flamboyant du Doge, aux flancs stylisés en forme de vague, effleure le cadre de scène lorsque le vaisseau est entraîné dans un lent mouvement circulaire. Les cycles infinis des complots se mélangent à la spirale des pensées obsédantes de Boccanegra, qui l’empoisonnent de l’intérieur et l’immobilisent dans l’action. 

Maria Agresta (Amelia)

Maria Agresta (Amelia)

Les changements de disposition de cette impressionnante maquette, et les variations d’éclairages glacés qui laissent de larges zones d’ombre, créent des espaces permettant ou bien d’utiliser les projections vidéographiques, ou bien de créer un élément de décor frontal pour resserrer l’action, tout en permettant de laisser passer les voix du chœur à travers ses interstices lorsque celui-ci se trouve en arrière.

Boccanegra apparaît affaibli dès l’ouverture, suivi par l’arrivée de Fiesco traînant le corps mourant de sa fille et amante du corsaire pour laquelle il ne montre aucune pitié et qui, une fois abandonné, se relève au moment de la transition, 25 ans plus tard, devenant ainsi un fantôme qui hante la scène.

Le point fort du travail de Calixto Bieito est d’entrechoquer la stature noble du héros plébéien et sa détresse mentale par des images émouvantes du visage de celle qu’il a aimé, n’hésitant pas à projeter sur le rideau de scène, à l’entracte, le corps courbe et inerte d’une femme que des rats noirs parcourent, comme si la mémoire rongeait un souvenir dans sa chair la plus belle en le faisant souffrir.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Mika Kares (Fiesco)

Paradoxalement, Bieito se montre économe dans sa direction d’acteur – une bonne partie de son travail exploite la vidéo et les éclairages à travers le squelette du bateau afin de créer des images d’une esthétique cinématographique troublante -, mais tout geste a un sens et exprime les troubles intérieurs de chaque protagoniste, car il se centre sur leur intimité. Les interactions directes, et mêmes les regards entre eux, sont donc volontairement limités pour montrer leur solitude et accroître l’atmosphère dure du drame. Mais les marques d’affection sont nombreuses que ce soit entre Maria et Adorno, Maria et Boccanegra et même Fiesco et Boccanegra.

Et si aucune violence n’est véritablement affichée, les stigmates, eux, peuvent se lire sur les corps ou les visages, comme celui d’Amelia qui a été retenue en captivité. Il y a donc toujours une correspondance forte et profonde entre ce que les personnages décrivent de leur expérience vécue et les marques sur leur corps.

Cette vision expressionniste, où s’immisce la cruauté de la vie, approche celle du Don Giovanni de Michael Haneke, et ne s’adresse donc pas aux spectateurs en quête de joliesse superficielle sur une scène d’opéra. C’est un spectacle pessimiste pour les amateurs de films noirs.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

On se demandait à quoi pouvait aboutir la rencontre entre un tel metteur en scène et Ludovic Tézier,  le résultat est que jamais avant ce jour le baryton français n’aura incarné avec autant de vérité un personnage, et réussi à exprimer un être profond de cette façon-là, sans se laisser aller à aucun geste de convention.

En effet, pour sa première prise de rôle scénique du Doge, après avoir offert auprès de Sondra Radvanovsky l'une des plus belles versions de concert du Théâtre des Champs-Elysées de la saison passée, Ludovic Tézier incarne un Boccanegra mystérieux et humble d’une grande clarté d’élocution, un jeune père d’une sympathie immédiate. L’ampleur et l’humanité le mettent en avant plus que lui ne cherche à se mettre en avant, ses petits effets doux et soupirants touchent au cœur, et lorsqu’il déverse sainement sa colère d’un souffle long et d’une belle fermeté, son autorité sévère s’impose de façon bien ciblée.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Maria Agresta (Amelia)

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Maria Agresta (Amelia)

Face à lui, le vieux patriarche issu des familles ancestrales, Fiesco, est interprété par le jeune Mika Kares - 10 ans de moins que Tézier – qui fait résonner une voix impressionnante et glaçante par son unité et sa stabilité, un long déroulé spectral, mélange de douceur et d’inquiétude, qu’il tient avec une belle et fine allure.

Mais loin de paraître un vieux père affligé, Calixto Bieito lui fait jouer le rôle d’un homme qui en veut à sa fille d’avoir aimé un corsaire, et lors de l’agonie de celle-ci, il ne révèle que mépris pour elle en ne montrant aucune volonté d’aide ou signe de tendresse.

Anita Hartig (Amelia)

Anita Hartig (Amelia)

Dans cet opéra dominé par les voix d’hommes, deux interprètes sont prévues au cours de cette nouvelle série de représentations pour incarner le seul personnage féminin majeur, Amélia.

Maria Agresta possède le dramatisme et la voix aux accents mélancoliques des grandes héroïnes verdiennes, une tessiture homogène légèrement mate d’une souplesse facile même dans les aigus, qui lui permet d’être aussi bien enjôleuse et touchante dans son premier air d’entrée solitaire « Come in quest’ora bruna », qu’une partenaire fusionnelle dans les duos avec Adorno ou Boccanegra. Et dans les passages conflictuels, lors de la rivalité entre les deux hommes, elle recherche aussi une forme de vérisme quasi-névrotique avec des couleurs beaucoup plus claires.

Anita Hartig (Amelia) et Francesco Demuro (Adorno)

Anita Hartig (Amelia) et Francesco Demuro (Adorno)

Entendue lors de la dernière répétition avant de la retrouver le 01 ou le 04 décembre, Anita Hartig est elle aussi une Amélia saisissante, d’autant plus qu’elle possède un timbre de voix assez différent, clair et parcellé d’une myriade de vibrations qui rappellent énormément les fragilités si familières du timbre de Joyce DiDonato. Son chant rayonnant aux tissures dentelées introduit ainsi des réminiscences mozartiennes ou straussiennes, et l’on retrouve chez elle aussi une grande attention à chacun de ses partenaires.  Nous avons donc là deux artistes qui défendent avec probité une femme qui recherche un équilibre dans un monde conflictuel d’hommes intrigants.

Nicola Alaimo (Paolo Albani)

Nicola Alaimo (Paolo Albani)

Physiquement imposant, le Paolo de Nicola Alaimo est une autre grande stature de la distribution. Il a le rôle du méchant indéfendable, mais le tient avec une arrogance fière et vindicative, et même une certaine noblesse, qui évoque Iago. Mordant dans la voix, puissance et profondeur de souffle qui gonflent une tessiture sombre et aérée avec de petits accents dans les passages déclamatifs comme une signature personnelle, la confiance défiante qu’il renvoie quand il interroge la salle ancre définitivement sa présence dans l’action du drame.

Et c’est avec une splendide chaleur que Francesco Demuro apparaît de derrière les ombres du navire pour annoncer son arrivée aux envolées charmeuses de « Cielo di stelle orbato ». Car ce chanteur d’ampleur modeste possède un beau timbre dans le médium qui cependant se resserre dans les aigus réduisant ainsi l’impact d’Adorno. C’est donc dans les airs profondément lyriques, qui lui laissent le temps de dérouler sa belle musicalité, qu’il touche le mieux la sensibilité de l’auditoire, et son grand air de désolation «  Perdon, Amelia …» est l’un des grands moments de recueillement du temps de la soirée.

Le choeur - au premier plan,  Nicola Alaimo (Paolo) et Mikhail Timoshenko (Pietro)

Le choeur - au premier plan, Nicola Alaimo (Paolo) et Mikhail Timoshenko (Pietro)

Si ces artistes disposent de bonnes conditions pour mettre en valeur leurs qualités musicales, ils le doivent au metteur en scène et à sa conception scénographique qui les mettent en avant, mais surtout au directeur musical, Fabio Luisi, qui soigne le relief de la trame musicale - quelle magnifique résonance liquide du cor dans l'immensité de la salle! - en trouvant un très bon alliage entre les vents, cordes et cuivres sans que la nappe orchestrale n’envahisse l’espace et ne submerge les chanteurs. La nature boisée des instruments reste sensible, alors qu’un Philippe Jordan aurait sans doute accentué les sonorités métalliques des cordes, et la précision accordée à l’ornementation, tout en restant dans la grande réalisation de répertoire, crée un plaisir raffiné qui, toutefois, ne fait pas oublier que le chef d’orchestre n’a pas recours aux percussions pour exacerber la théâtralité de son interprétation.

Calixto Bieito

Calixto Bieito

Et peut-être que cela se ressent aussi dans la perception dramatique de ce spectacle qui, rappelons-le, offre plutôt un versant mesuré de la part de Calixto Bieito, le futur metteur en scène de l’Anneau des Nibelungen à partir de la saison prochaine.

Le chœur, impactant et suggestif, est fort quand on le lui demande.

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Publié le 1 Juillet 2018

Il Trovatore (Giuseppe Verdi)
Version de concert du 30 juin 2018

Opéra Bastille

Il Conte di Luna Željko Lučić
Leonora Sondra Radvanovsky
Azucena Anita Rachvelishvili
Manrico Marcelo Alvarez
Ferrando Mika Kares
Ines Élodie Hache
Ruiz Yu Shao

Direction musicale Maurizio Benini                              Marcelo Alvarez (Manrico)

Suite à un mouvement social ayant touché plusieurs représentations de la dernière semaine du mois de juin à l’opéra Bastille, celle d’Il Trovatore jouée le samedi 30 juin était donnée en version de concert avec la même distribution que celle du mercredi précédent, qui était également celle de la première.

Sondra Radvanovsky (Leonora) et Marcelo Alvarez (Manrico)

Sondra Radvanovsky (Leonora) et Marcelo Alvarez (Manrico)

Ce format détourne certainement nombre de spectateurs, mais ceux qui sont venus malgré tout n’ont pas été déçus, car ils ont assisté à une soirée lyrique exceptionnelle.
En effet, s’il n’y avait plus de décors, et uniquement la présence d’un simple éclairage sans variation lumineuse, les chanteurs, eux, jouaient dans l’esprit de la mise en scène en costumes scéniques.

Sondra Radvanovsky (Leonora)

Sondra Radvanovsky (Leonora)

Par ailleurs, un simple rideau noir dressé quelques mètres en arrière-scène réfléchissait les voix et le son de l’orchestre de façon optimale vers la salle.

Dès son entrée, le chœur flanqué autour du Ferrando de Mika Kares fait ainsi une démonstration de puissance et d’unité fantastique, et la basse finlandaise délivre une teinte fumée aux accents verdiens surnaturels qui conviendra parfaitement à son prochain Fiesco la saison prochaine, en y incorporant encore plus de mordant.

Anita Rachvelishvili (Azucena)

Anita Rachvelishvili (Azucena)

L’arrivée de Sondra Radvanovsky, nourrie d’applaudissements, marque l’instant où l’auditeur s’immerge dans un univers sonore fabuleux du début à la fin.

Souffle inimaginablement fuselé dans une lenteur majestueuse, où la richesse harmonique d’un timbre d’une ampleur phénoménale brille souverainement dans les aigus, mélancolie suppliante suivie d’exaltation fantastique, effets véristes uniquement au moment où elle avale un poison, il n'y a pas de mots suffisamment évocateurs pour décrire l’interprétation inouïe de Leonora par Sondra Radvanovsky, cherchant autant à émouvoir qu'à impressionner en faisant une démonstration technique et artistique hors du commun.

Sondra Radvanovsky (Leonora)

Sondra Radvanovsky (Leonora)

Et Marcelo Alvarez, encore et toujours le véritable Manrico dans l’âme, se montre par sa manière de vivre le rôle du Trouvère extrêmement touchant, car tout son métier est mis au service d’un personnage flamboyant dont il délivre les noirceurs, rayonne dans une fièvre solaire éperdue l’ardeur d’une voix brillante et chaleureuse, et réussit son ‘Di quella pira !’ sans rien lâcher à la fougue musicale, mais sans pousser non plus trop loin la longueur des suraigus.  Très attendue, sa dernière scène du supplice à la prison avec Leonora et Azucena est un monument de vérité dramatique poignant.

Marcelo Alvarez (Manrico)

Marcelo Alvarez (Manrico)

Anita Rachvelishvili, elle, c’est la flamme surgissant de la rondeur pulpeuse d’une voix d’ébène sensuel au charme envoutant, mais aussi un tempérament charnel et mystérieux. Azucena est ainsi une bohémienne dont le caractère noble et direct emprunte au tempérament caucasien tel qu’on peut le fantasmer à l’écoute de ces intonations sombres et vibrantes.

Anita Rachvelishvili (Azucena)

Anita Rachvelishvili (Azucena)

Enfin, Željko Lučić, en se posant nonchalamment en bord de scène, donne une leçon de chant verdien superbement liée par une souplesse merveilleuse qui assoit cette captivante autorité paternelle qu’il donne au Comte.  On aurait même envie de dire que la sensibilité impériale qu’il affiche sert trop favorablement le personnage qu’il défend.

Et sans oublier à nouveau le luxe sonore d’Élodie Hache et la vaillance juvénile de Yu Shao, cette soirée est aussi exceptionnelle par la direction de Maurizio Benini traversée d’ombres sinueuses, et dont le panache orchestral déchainé peut totalement se libérer sans que les artistes n’en soient pour autant submergés.

Željko Lučić (Il Conte di Luna)

Željko Lučić (Il Conte di Luna)

Il est souvent fait un distinguo entre opéra et art lyrique, car la version de concert est le moyen par excellence pour faire de l'art lyrique, alors que l'opéra fait intervenir une forte dimension théâtrale, là où l'art lyrique, au sens noble du terme, n’en est qu’une composante.

Et il va de soi que malgré l’absence de décor, un véritable jeu d'acteur imprègne la représentation de ce soir, car les chanteurs connaissent la production, ce qui n’en fait donc pas une version de concert au sens strict du terme.

Željko Lučić, Sondra Radvanovsky, Marcelo Alvarez et Anita Rachvelishvili

Željko Lučić, Sondra Radvanovsky, Marcelo Alvarez et Anita Rachvelishvili

Mais une soirée aussi exceptionnelle que celle-là laisse penser qu’avec une excellente distribution on peut imaginer insérer dans le programme de saison, au cours d'une série de représentations, une ou deux versions de concert additionnelles pour certains opéras, afin d'offrir la possibilité au public le plus mélomane d'entendre les mêmes voix dans des conditions idéales.

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Publié le 30 Juin 2018

Il Trovatore (Giuseppe Verdi)
Représentation du 28 juin 2018

Opéra Bastille

Il Conte di Luna Vitaliy Bilyy
Leonora Jennifer Rowley
Azucena Ekaterina Semenchuk
Manrico Roberto Alagna
Ferrando Mika Kares
Ines Élodie Hache
Ruiz Yu Shao

Direction musicale Maurizio Benini
Mise en scène Àlex Ollé (2015)

Coproduction Nederlandse Opera, Amsterdam et Teatro dell’ Opera, Roma.

                                                                                                     Roberto Alagna (Manrico)

Au lendemain d’une représentation du Trouvère qui avait réuni une partie de la distribution d’octobre 2003, le chef d’orchestre Maurizio Benini, les solistes Željko Lučić et Sondra Radvanovsky, renouvelée par la présence d’Anita Rachvelishvili et de Marcelo Alvarez, et vouée à une interprétation d’ensemble intense et formidablement engagée, une seconde distribution se mesurait au grand chef-d’œuvre romantique de Verdi.

Il est toujours passionnant de vivre en deux soirs la même œuvre chantée par des interprètes différents, car elle peut modifier la perception des personnages et permettre de découvrir des artistes que l’on connait moins.

Roberto Alagna (Manrico) et Ekaterina Semenchuk (Azucena)

Roberto Alagna (Manrico) et Ekaterina Semenchuk (Azucena)

Première surprise, Maurizio Benini engage l’orchestre dans des fulgurances encore plus vives et un relief encore plus contrasté que la soirée précédente, ce qui permet de passer outre l’immobilité du dispositif scénique paralysé par un mouvement social. La salle, malgré tout bien remplie, est d’emblée prise par l’enjeu scénique, et cela se sent.

L’entrée de Jennifer Rowley, artiste habituée à affronter la grande salle du New-York Metropolitan Opera, et qui fait ses début à l’Opéra de Paris dans le rôle de Leonora, découvre une soprano au chant sensible et réservé dans les échanges confidentiels avec l’Inès impérative d’Élodie Hache, chant rayonnant et intensément projeté quand son cœur s’extravertit librement, et une clarté à peine ombrée qui caractérise une personnalité jeune, passionnée, encore peu tourmentée.  

Jennifer Rowley (Leonora)

Jennifer Rowley (Leonora)

La différence de maturité avec l’impressionnant timbre de bronze de Roberto Alagna, pétri d’affliction, est marquée, d’autant plus que l’ampleur sonore de ce dernier se substitue dorénavant au moelleux du timbre de sa jeunesse. Il joue comme il a toujours joué, entre poses romanesques et gestes démonstratifs à l’écart de ses partenaires.

Puis vient la rencontre avec Azucena, incarnée par le tempérament fauve d’Ekaterina Semenchuk, une bête de scène sensationnelle qu’il est bien difficile d’égaler aujourd’hui.

On se doute, dès la scène d’hallucination, qu’elle sera le personnage central du drame tant il est difficile d’échapper à ce charisme sauvage.

Ekaterina Semenchuk (Azucena)

Ekaterina Semenchuk (Azucena)

Quant à Vitaliy Bilyy, comte de Luna noir d’une belle prestance et encore jeune, et donc dénué du paternalisme verdien de Željko Lučić, il suit une ligne très claire qui l’amène à jouer le rôle d’un arriviste qui se croit tout permis. Et bien que l’on perçoive quelques accents slaves, ceux-ci ne sont pas mis à profit pour exprimer suffisamment une intériorité plus complexe.

L’expérience d’Ekaterina Semenchuk et de Roberto Alagna – qui est invité pour chanter le rôle de Manrico uniquement au cours de cette soirée -, devrait donc déplacer le centre de gravité théâtral sur leur couple mère-fils maudit.

Roberto Alagna (Manrico) et Ekaterina Semenchuk (Azucena)

Roberto Alagna (Manrico) et Ekaterina Semenchuk (Azucena)

Mais alors que le timbre du ténor commence à montrer des faiblesses dans les aigus dès la fin du second acte, les failles s’aggravent à la chapelle de Castellor dans ‘Ah si, ben mio’, si bien qu’il ne peut plus chanter correctement ‘Di quella Pira’ au moment d’aller secourir sa mère.

Et là, une fois l’air achevé, dans un réflexe chevaleresque et d’honneur à la Cyrano de Bergerac, la personne d’Alagna prend la main et indique au chef d’orchestre de se préparer à rejouer l’air, une fois qu’il aura pu boire une gorgée d’eau. Public en liesse, un véritable délire, même si le puriste, calé dans son fauteuil, sait bien que l’artiste n’est pas en mesure de donner tout l’éclat à cet aria redoutable, rien n’empêche pourtant le ténor de bisser ‘Di quella Pira’ plus calmement et avec un meilleur effet, se permettant même, au moment de quitter la scène, de reprendre l’aigu final ce qui excite encore plus l’audience. 

Il Trovatore (Rowley-Semenchuk-Alagna-Bilyy-dm Benini-ms Ollé) Bastille

La soirée bascule à ce moment-là totalement autour de la personnalité du ténor français, puisque cette volonté de ne pas flouer son public va rendre plus délicate la scène de supplice du dernier acte à la prison, et induire une tension chez le spectateur qui se demande s'il va tenir.

Jennifer Rowley réussit brillamment à dramatiser avec une belle technique élancée 'D’amor sull’ali rosee’, Roberto Alagna lui répond vaillamment en arrière scène au cours du 'Miserere', mais il ne peut soutenir les expressions de souffrances de la scène finale sans y mêler par épuisement ses propres limites.

Jennifer Rowley (Leonora)

Jennifer Rowley (Leonora)

Le théâtre et le réel se fondent ainsi dans un ultime souffle, mais le soutien et la bienveillance accordés de la part du public de l’opéra Bastille au chanteur en difficulté, et la reconnaissance de ce dernier à son égard pour lequel il s’est révélé prêt à se brûler, restent comme un des plus beaux témoignages de relation artiste / public auquel il est possible d’assister à l’opéra.

Accueil chaleureux au rideau final, enthousiasme d’Elena Semenchuck envers Roberto Alagna, Jennifer Rowley radieuse, ce soir-là le chœur se sera également épanoui dans une forme exceptionnelle.

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