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Publié le 17 Août 2022

Der Ring des Nibelungen (Richard Wagner - 1849/1876)
Bayreuther Festspiele 2022
10 août - Das Rheingold
11 août - Die Walküre
13 août - Siegfried
15 août - Götterdämmerung

Direction Musicale Cornelius Meister
Mise en scène Valentin Schwarz,  Dramaturgie Konrad Kuhn
Décors Andrea Cozzi, Costumes Andy Besuch
Lumières Reinhard Traub, Video Luis August Krawen

Wotan (Rheingold) Egils Silins                      Wotan / Der Wanderer Tomasz Konieczny
Siegmund Klaus Florian Vogt                         Sieglinde Lise Davidsen
Waltraute / Wellgunde Stephanie Houtzeel     Freia / Gutrune Elisabeth Teige
Fricka / Waltraute (Götterdämmerung) / Schwertleite Christa Mayer
Helmwige / Brünnhilde (Siegfried) Daniela Köhler 
Brünnhilde Iréne Theorin                               Erda / 1.Norn Okka von der Damerau
2. Norn Stéphanie Müther                             3. Norn / Gerhilde Kelly God
Loge Daniel Kirch                                         Alberich Olafur Sigurdarson
Hunding Georg Zeppenfeld                           Mime Arnold Bezuyen
Fasolt Jens-Erik Aasbø                                  Fafner Wilhelm Schwinghammer
Siegrune Nana Dzidziguri                             Grimgerde Marie Henriette Reinhold
Rossweisse / Flosshilde Katie Stevenson      Ortlinde Brit-Tone Müllertz
Woglinde Lea-ann Dunbar                            Waldvogel Alexandra Steiner
Froh Attilio Glaser                                        Gunther Michael Kupfer-Radecky    
Siegfried Andreas Schager                           Siegfried (Götterdämmerung) Stephen Gould
Hagen Albert Dohmen                                  Donner Raimund Nolte                          

Après la production du 'Ring' imaginée en 2013 par Frank Castorf qui décrivait de façon sombre et flamboyante la chute d’un monde violent et capitaliste en usant de grands symboles du pouvoir au XXe siècle – cette production atteindra un niveau interprétatif grandiose en 2014 sous la direction de Kirill Petrenko -, le Festival de Bayreuth découvre la nouvelle vision que propose Valentin Schwarz pour le 'Ring' de 2022, initialement programmée à l’été 2020.

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Le metteur en scène autrichien, qui a travaillé avec des régisseurs tels Jossi Wieler & Sergio Morabito ou bien Kirill Serebrennikov, a une approche totalement différente, car il choisit de raconter cette histoire à travers le prisme d’une grande saga familiale à la manière des ‘soap operas’ américains des années 1980 tels ‘Dynasty’, où de puissants clans s’opposent et cherchent à faire perdurer leurs lignées avec une grande perversité.

L’idée est séduisante, mais pour développer son concept il est amené à fortement se détacher des symboles de la Tétralogie wagnérienne (Notung prend la forme de divers objets plus ou moins létaux sans aucun lien entre eux, l’Or du Rhin et l’Anneau se matérialisent en enfants et en un trophée pyramidal symbole d’immortalité), et à altérer les faits mêmes de l’histoire (Sieglinde semble être enceinte de Wotan).

La principale qualité de son travail réside, et il faut le reconnaître, dans la capacité à lier les quatre volets du 'Ring' en incluant des éléments qui les font se correspondre, et en insérant des personnages muets que l’on voit évoluer au cours des épisodes, le plus marquant étant le petit garçon qu’enlève Alberich au cours du prologue et qui deviendra plus tard Hagen. A charge du spectateur de lever ses propres interrogations tout au long du cycle, interrogations qui sont cependant artificielles car elles ne lui apprennent rien de profond sur le contenu de l’œuvre.

Christa Mayer (Fricka)

Christa Mayer (Fricka)

Das Rheingold

‘L’Or du Rhin’ s’ouvre sur une très poétique vidéo de deux enfants jumeaux nus et stylisés en position fœtale qui baignent en lévitation sur le motif de l’origine du Rhin, avant que cette belle image ne dégénère en gestes d’agressivité, l’un perçant l’œil de son frère alors que l’autre l’émascule, point de départ de la malédiction familiale qui va rejaillir sur la descendance.

Il s’agit d’un détournement car, selon la légende, Wotan et Alberich sont bien apparentés aux Albes, c’est à dire à des créatures originelles, le premier ayant perdu son œil en contrepartie du pouvoir qu’il a acquis, et le second ayant engendré un enfant de la reine Grimhilde, Hagen.

Ce film introductif signe donc également le début d’une distorsion de l’intrigue par Valentin Schwarz qui va perdurer tout au long des quatre épisodes.

Le prologue débute au bord d’une piscine où Alberich enlève l’un des enfants que surveillent les filles du Rhin, puis se poursuit dans une grande demeure d’une riche famille qui comprend chambre d’enfant, salon et autres pièces, et aussi un garage où attendent deux truands, Fasolt et Fafner. Loge est une sorte d’avocat de famille, et Fricka ressemble à une femme d’affaire qui manigance.

L’animation de ce petit monde est fort réaliste et se veut comme le reflet de la société d’aujourd’hui.

Mais la descente au Nibelheim est plus déconcertante puisque l’on y retrouve Alberich et son frère, Mime, encadrant des fillettes qui fabriquent des jouets. Le jeune garçon enlevé y est odieux, et c’est tout le thème de la perversion de l’enfance qui est ainsi développé dans ce premier volet, enfant qui est perçu comme un enjeu de réussite totale dans la société contemporaine et comme une projection du désir des adultes.

Au retour de Wotan en sa demeure, avec l’enfant, on assiste à un jeu d’échanges avec les géants entre lui, Freia et une autre fillette qu’Erda viendra protéger, sans doute Brünnhilde. 

L’exposition de la pyramide translucide préfigure au final l’élévation sociale que va atteindre cette famille à l’achèvement du Walhalla.

Il est cependant impossible d’avoir la moindre sympathie pour ce monde nettement malsain, malgré les nombreux traits d’humour qu’immisce Valentin Schwarz.

Olafur Sigurdarson (Alberich)

Olafur Sigurdarson (Alberich)

Musicalement, ‘L’Or du Rhin’ souffre d’un manque d’épanouissement du son depuis l’orchestre vers la salle qui est probablement dû au retrait du chef d’orchestre finlandais Pietari Inkinen, deux semaines avant la première représentation, qui n’a pas laissé suffisamment de temps à Cornelius Meister pour prendre pleinement possession du volume sonore.

L’ouverture est pourtant magnifiquement coulée dans une tonalité ouatée qui s’ouvre très progressivement, mais si les coloris de l’orchestre sont raffinés, le manque de contraste et de tension se fait souvent sentir ce qui prive le récit d’allant et d’impact dramatique.

Comme très souvent à Bayreuth, les solistes sont engagés dans un jeu scénique très fouillé auquel ils se livrent pleinement de bon cœur. Se distinguent Olafur Sigurdarson, qui incarne un Alberich doué de clartés franches et d’un mordant d’une grande intensité, notamment au moment de la malédiction de l’anneau, ainsi qu’Okka von der Damerau qui dépeint une somptueuse Erda tout aussi expressive au rayonnement chaleureux.

Le Wotan d’Egils Silins est correctement chanté mais est plus mat de timbre et moins charismatique, et Christa Mayer impose une Fricka humaine aux couleurs de voix changeantes.

En Loge, Daniel Kirch fait aussi montre d’un grand impact scénique sans être pour autant aussi vocalement acéré que d’autres interprètes du rôle, Jens-Erik Aasbø rend à Fasolt une certaine langueur mélancolique, et Wilhelm Schwinghammer annonce un grand Fafner pour ‘Siegfried’.

Enfin, dans le rôle d’une Freia dépressive, Elisabeth Teige, voix large et ondulante, fait un peu trop mûre pour incarner la voix de la jeunesse éternelle qu’adule cette famille, ce sont donc les trois filles du Rhin,  Lea-ann Dunbar, Stephanie Houtzeel et Katie Stevenson qui évoquent le mieux la chatoyance de la vie.

Okka von der Damerau (Erda) et Elisabeth Teige (Freia)

Okka von der Damerau (Erda) et Elisabeth Teige (Freia)

Die Walküre

Le premier acte qui ouvre ‘La Walkyrie’ se révèle par la suite moins surprenant puisque l’on se retrouve dans la maison sombre de Hunding, tapissée de souvenirs familiaux comme s’il avait perdu son bonheur conjugal, alors qu’un arbre s’est écroulé sur une partie des murs, signe possible d’une catastrophe personnelle. Il est l’un des gardes de la maison de Wotan.

Siegmund et Sieglinde s’y rencontrent, mais la jeune femme est déjà enceinte. Notung n’est qu’un simple revolver, et au moment de la reconnaissance entre les deux êtres, la maison du garde s’efface  pour faire apparaître deux chambres semblables à celles du palais de Wotan. Le guerrier et la prisonnière se rappellent leur enfance heureuse avec nostalgie, et deux enfants recouverts de paillettes et sans regards – il semble que ce soit une technique de Valentin Schwarz pour représenter sur scène les souvenirs et l’imaginaire – miment leurs jeux innocents. 

Lise Davidsen (Sieglinde)

Lise Davidsen (Sieglinde)

Le second acte découvre ensuite le palais de Wotan recouvert latéralement d’une façade pyramidale pour montrer qu’il a atteint son rêve de grandeur. Un enterrement en grande pompe a lieu, scène impressionnante. Freia s’est suicidée, probablement lasse de toutes les manigances dont elle a été victime, et l’entourage réagit de façon très vive et humaine. 

L’allure de Tomasz Konieczny évoque étonnamment celle de John Forsythe incarnant Blake Carrington dans ‘Dynasty’,  celle d’Iréne Theorin, d’abord rebelle, devient plus conventionnelle au moment de l’arrivée de Siegmund et Sieglinde au palais pour y retrouver peut-être une certaine bienveillance.

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Sieglinde souffre à l’approche de son accouchement. Elle est disposée à avorter de l’enfant et repousse Siegmund, qui ne peut l’aider, puis Wotan dont les gestes ambigus laisse supposer que l’arrivée de cet enfant est une porte de salut pour lui, maintenant que Freia n’est plus là pour garantir l’immortalité. Mais l’on a vu Fricka ordonner en présence d’Hunding la mort de Siegmund, et, au moment de la confrontation, c’est Wotan qui abat son propre fils.

Le dernier acte n’a dorénavant plus rien d’épique, et les Walkyries sont devenues d’horribles bourgeoises réparant leur visage dans un salon de soin pour échapper au vieillissement, placage d’une réalité sociale plus absurde qu’autre chose. Sieglinde arrive à s’échapper de ce lieu hideux, mais c’est tout de même un beau tableau final qui est offert au moment où Wotan s’effondre sur une scène largement vide alors que Brünnhilde se dirige au loin vers une petite pyramide sombre percée d’un trait de lumière.

Etrangement, Fricka célèbre au champagne sa victoire, alors que Freia est morte et que Sieglinde a disparu avec l’enfant à naître.

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Tomasz Konieczny (Wotan)

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Tomasz Konieczny (Wotan)

Cette première journée est marquée par la grande prestance de Tomasz Konieczny et son imposant timbre fauve caverneux qui exprime une animalité en conflit avec ses troubles intérieurs, mais aussi par la ferveur de deux splendides artistes dramatiquement puissants, Lise Davidsen, à l’aigu de métal ardent, et Klaus Florian Vogt, à la clarté de bronze impériale, deux voix exceptionnelles et si émouvantes par leur magnificence.

Par ailleurs, l’humaine maturité empreinte de douceur de Georg Zeppenfeld est presque trop belle pour Hunding, et Christa Mayer est toujours une Fricka de belle tenue, avec des inflexions sombres et complexes.

Seule Iréne Theorin, pourtant douée d’un bel abattage, va petit à petit perdre en congruence, les variations de teintes et de reflets vocaux finissant par nuire à sa musicalité.

En comparaison avec ‘L’Or du Rhin’, Cornelius Meister donne plus de volume à l’orchestre, mais il en garde encore sous le pied, si bien que les grands moments emphatiques sont d’une riche élégance ornementale, sans toutefois le déferlement de fougue que l’on pourrait attendre.

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Klaus Florian Vogt (Siegmund) et Lise Davidsen (Sieglinde)

Siegfried

Ce troisième volet est celui qui montre les limites de l’imagination prolifique de Valentin Schwarz qui jonche la scène de toutes sortes d’objets et de détails que seuls les spectateurs des premiers rangs du Palais des Festivals peuvent percevoir, à moins de disposer de jumelles.

La maison de Mime ressemble à celle de Hunding, et le nain, grimé en magicien, a organisé une grande journée d’anniversaire pour Siegfried, théâtre de marionnettes à l’appui, pour répondre aux questions du jeune homme sur ses origines. La scène est peu lisible et il est assez difficile de suivre dans le détail ce qu’il se joue, mais l’on comprend que ce premier acte dédié à la forge de l’épée met surtout en scène la crise d’émancipation de Siegfried de manière pas toujours très fine, comme lorsqu’un poster de femme nue est brandi. 

Le second acte se déroule dans une nouvelle pièce du Walhalla où le suspens est habilement tenu pour révéler que la personne alitée, en fin de vie, autour de laquelle attendent Albérich et Wotan, est Fafner. A nouveau, de petits gestes malsains à l’égard d’une des soignantes, qui se révèlera être l’oiseau, montrent un monde tombant en décrépitude.

Fafner, bien qu’ayant réussi à se lever, s’écroule finalement sans que Siegfried n’y soit pour grand-chose. Mais c’est un autre jeune homme, Hagen, qui s’empare de ses bijoux, le rôle étant à ce stade là joué par un acteur plus adulte que dans ‘Rheingold’.

Tomasz Konieczny (Wanderer) et Arnold Bezuyen (Mime)

Tomasz Konieczny (Wanderer) et Arnold Bezuyen (Mime)

En quête de Brünnhilde que la mort du vieux voyou a révélé, Siegfried est aux abords du Walhalla et délivre la Walkyrie où la confusion entre mère et femme amante est entretenue dans un décor où, enfin, un véritable moment de poésie s’installe à partir de la scène du réveil pour se poursuivre par un duo hypnotisant sous les lumières crépusculaires qui traversent les grandes parois de verre du palais.

Un nouveau personnage qui représente le fidèle Grane – on le comprendra au dernier épisode – intervient afin de créer une tension autour de Brünnhilde qui hésite à faire confiance à son libérateur. Une petite scène humoristique signe enfin la décision de suivre Siegfried.

Pour cette seconde journée, Tomasz Konieczny poursuit sa prestigieuse personnification du Wanderer avec une assise formidable et une force féroce, et Arnold Bezuyen fait sensiblement ressentir les faiblesses humaines de Mime qui résonnent fort bien avec sa personnalité incapable d’agir

Andreas Schager (Siegfried)

Andreas Schager (Siegfried)

Splendide par son abattage déluré avec lequel il défigure la maison de Mime et s’impose face à Fafner, Andreas Schager est pour beaucoup dans l’intérêt qui est porté à cette soirée, car sa vitalité éclatante arrive à transcender les trivialités visuelles. Il s’épuise néanmoins à la toute fin, mais personne ne lui en veut car le geste de cet artiste est irradiant.

Et excellent Fafner, Wilhelm Schwinghammer pourrait réveiller les morts tant la noirceur de son timbre est plaintive et insondable, alors que la rondeur profonde mais lumineuse d' Okka von der Damerau mériterait encore plus d’obscurité mortifère pour rendre la dernière intervention d’Erda absolument désespérée.

Enfin, lumineuse et touchante, Daniela Köhler offre un beau portrait classique d’une Brünnhilde rajeunie, mais qui n’aurait pas les graves suffisants si elle devait l’interpréter dans ‘Götterdämmerung’, et Cornelius Meister devient absolument merveilleux dans le grand tableau final où les cordes prédominent dans des nuances mahlériennes de toute beauté, sans faire oublier qu'il a tendance à retenir les cuivres nécessaires à l’élan et au tranchant musical dans certains passages antérieurs.

Daniela Köhler (Brünnhilde)

Daniela Köhler (Brünnhilde)

Götterdämmerung

Après la disparition des voyous, ‘Le Crépuscule des Dieux’ ouvre le champ aux exécutants d’Alberich. 
Dans la chambre où dort l’enfant de Siegfried, qui est devenu un homme bien installé issu d’une grande famille bourgeoise, apparaissent en songe les trois nornes, recouvertes de paillettes au regard dissimulé, ainsi qu’Alberich qui arrive à se saisir de l’arme-jouet de l’enfant. 

Cette arme réapparaitra au second acte sans qu’elle paraisse jouer un rôle fondamental.

Une fois que s’achève ce prologue sur la scène d’exaltation entre Siegfried et Brünnhilde, un nouvel appartement en cours d’aménagement se déploie sur toute sa longueur, et le couple formé par Gunther et Gutrune auquel est lié Hagen se présente comme une famille de nouveaux riches sadiques – un tableau les montre tous trois chassant le zèbre en Afrique – sans colonne vertébrale morale et prête à tout pour détruire les puissants.

Gunther porte un pull où est inscrit ‘Who the fuck is grane ?’ en lettres luminescentes, et Gutrune est affublée d’une superbe robe vert-fluo.

Et une fois le sang du fidèle serviteur versé dans la coupe qui va servir à faire perdre la mémoire à Siegfried, le malheureux Grane est lacéré de coups, torturé et découpé sans aucune raison et dans l’indifférence générale.

Albert Dohmen (Hagen) et Michael Kupfer-Radecky (Gunther)

Albert Dohmen (Hagen) et Michael Kupfer-Radecky (Gunther)

Le jeu d’acteurs de cette séquence est particulièrement bien affuté pour Gunther qui dégage une épaisseur délirante et vicieuse, et même Gutrune apparaît comme véritablement complice et non comme une femme effacée. Hagen est, lui, plus introverti.

Retour dans la chambre de l’enfant de Siegfried où Brünnhilde assiste à l’arrivée de sa sœur Waltraute qui, terrorisée et ayant envie d’en finir avec la vie, vient lui annoncer que le Walhalla n’est plus qu’un palais de fantômes, ce que Wotan avait déjà constaté lorsqu’il y avait retrouvé Erda au dernier acte de ‘Siegfried’

La scène est d’une grande puissance dramatique, mais une fois Waltraute partie, c’est Gunther qui baillonne l’enfant et tente d’abuser de la Walkyrie. Siegfried est complice.

La solitude moribonde de Hagen est ensuite présentée dans une grande salle uniquement occupée par un punching-ball sous des éclairages froids et lugubres très réussis. Avec Alberich, tous deux paraissent ne posséder qu’un grand vide, et l’instant de basculement de la malédiction est marqué par l’arrivée du chœur habillé de noir et affublé de masques rouges de mythologie nordique aux mêmes dessins que ceux que l’on voyait régulièrement dans les mains des enfants depuis ‘Rheingold’, sans que l’on ne sache auparavant ce que traduisaient ces petits indices annonciateurs, c'est à dire le sceau du destin qui pèse sur les clans de Wotan et Alberich. 

Elisabeth Teige  (Gutrune) et Stephen Gould (Siegfried)

Elisabeth Teige (Gutrune) et Stephen Gould (Siegfried)

Et si ‘La Walkyrie’ et ‘Siegfried’ s’achevaient sur les deux plus belles images de cette Tétralogie, c’est la fin du deuxième acte de ‘Götterdämmerung’ qui offre la troisième belle image lorsque Brünnhilde contemple en contre-jour, impuissante, le duo formé au loin par Siegfried et Gutrune.

Car le dernier acte de cette dernière journée s’achève sur la sordide vision d’un large conteneur, qui pourrait représenter les profondeurs du Rhin asséché, où l’on voit Siegfried apprendre à son enfant à pêcher à la ligne, instant de bonheur dérisoire au fond d’un triste puit. C’est là que Hagen tue banalement le héros alors que Gunther descend pour y jeter la tête de Grane, avant de s’enfuir sous l’effet de la panique. Les Gibichungen, tous saouls, viennent entourer la fosse, puis surgit Brünnhilde qui entame une danse à la Salomé avec la tête de Grane et finit par se coucher près de Siegfried, une image du néant absolu, alors qu'en filigrane une icône des frères jumeaux originels enlacés et, cette fois, réconciliés apparait.

C’est très pesant à voir et n’a aucun sens, et il faut véritablement la détermination d’Iréne Theorin, plus intègre vocalement que dans ‘La Walkyrie’, pour donner un intérêt à cet acte où Michael Kupfer-Radecky réalise une incarnation sauvage et forte de Gunther comme rarement il est possible de le voir. 

Sur ce plan, la réussite du portrait psychologique de ce personnage totalement détraqué est à mettre au crédit de Valentin Schwarz et du baryton allemand.

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Christa Mayer (Waltraute)

Iréne Theorin (Brünnhilde) et Christa Mayer (Waltraute)

Christa Mayer est elle aussi fascinante en Waltraute aux aigus bien dardés et dotée de couleurs vocales altérées qui lui donnent un caractère enténébré, ainsi qu’Elisabeth Teige en Gutrune, vibrante d’une noirceur toute charnelle. Quant à Albert Dohmen, il décrit un Hagen dépressif avec une intériorité sombre mais pas abyssale pour autant.

Et depuis le début, Olafur Sigurdarson porte la voix d’Alberich avec une éloquence très assurée, alors que Stephen Gould se charge de contenir Siegfried dans une tonalité désabusée, plus monotone qu’Andreas Schager, ce qui, dans le cadre de cette mise en scène qui espace chaque épisode d’une génération à chaque fois, a plutôt du sens.

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Iréne Theorin (Brünnhilde)

Il faut un certain temps pour apprivoiser la fosse de Bayreuth, mais ‘Götterdämmerung’ se présente comme le volet le plus abouti par Cornelius Meister qui œuvre avec un geste éthéré et luxuriant – il faut entendre ces agrégats de cuivres argentés, de bois chauds et de cordes filées qui se mêlent magnifiquement au sein d’une respiration ample -, et qui estompe aussi les noirceurs pour leur donner une valeur plus subtile et subconsciente.

Il est indéniable qu’une partie du public a apprécié cette démarche dramaturgique qui tire son intérêt de tous les éléments introduits qui posent des dizaines questions, mais si dans une approche de divertissement cela peut se comprendre, il reste que l’auditeur qui veut mieux appréhender les vérités contenues dans cet ouvrage monumental, et apprécier une meilleure concordance avec les mouvements de la musique, sera tenté d’aller découvrir les prochains ‘Ring’ par Dmitri Tcherniakov à Berlin (2022/2023),  Calixto Bieito à Paris (2024/2026) ou bien Tobias Kratzer à Munich (2024/2026).

Cornelius Meister et l'orchestre du Festival de Bayreuth

Cornelius Meister et l'orchestre du Festival de Bayreuth

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Publié le 12 Décembre 2018

Turandot (Giacomo Puccini)
Représentations du 08 et 09 décembre 2018
Teatro Real de Madrid

La princesa Turandot Oksana Dyka (le 08), Irene Theorin (le 09)
El emperador Altoum Raúl Giménez            
Timur Giorgi Kirof (le 08), Andrea Mastroni (le 09)
Calaf Roberto Aronica (le 08), Gregory Kunde (le 09)       
Liù Miren Urbieta-Vega (le 08), Yolanda Auyanet (le 09)
Ping Joan Martín-Royo         
Pang Vicenç Esteve  
Pong Juan Antonio Sanabria 
Un mandarín Gerardo Bullón

Direction Musicale Nicola Luisotti                                       Gregory Kunde (Calaf)
Mise en scène Robert Wilson (2018)
Coproduction Opera Company de Toronto, Théâtre National de Lituanie et Houston Grand Opera

Si Turandot est l’ultime opéra de Giacomo Puccini, inachevé et complété par Franco Alfano après la mort du compositeur, il constitue également une transition vers la musique du XXe siècle. Et la direction musicale qu’insuffle Nicola Luisotti à la nouvelle production du Teatro Real de Madrid tend à renforcer ses aspects les plus violents. Lyrisme contenu, mais coloration cuivrée aux accents primitifs, on se surprend à entendre des éclats à vifs qui percutent les compositions abruptes et froides d’un Michael Tippett.

Gregory Kunde (Calaf) et Irene Theorin (Turandot)

Gregory Kunde (Calaf) et Irene Theorin (Turandot)

Pourtant, le chef italien, né dans la même province toscane que Puccini, est surtout connu pour ses affinités quasi-exclusives avec le répertoire italien verdien et post-verdien, si bien qu’à l’écoute d’une telle lecture, qui donne tant d’importance à l’impact d’une multitude de traits saillants plutôt qu’à la finition ornementale, son sens dramatique tranchant en devient stupéfiant.

Par ailleurs, l’alchimie avec la mise en scène stylisée de Robert Wilson fonctionne à merveille, notamment à travers le trio de ministres Ping, Pang et Pong où l’on retrouve avec un plaisir enfantin jubilatoire les personnages de clowns, qui sont animés ici par plein de petits détails gestuels induits par les motifs fantaisistes et délicats de la musique.

Joan Martín-Royo  (Ping) et Juan Antonio Sanabria (Pong)

Joan Martín-Royo (Ping) et Juan Antonio Sanabria (Pong)

Avec une prépondérance pour le bleu luminescent et un panachage de costumes aux teintes violettes, rouge-sang pour Turandot, noires pour ses gardes tortionnaires aux bras arqués, surmontés d’un fin liseré symbolisant leur arme de tir, ou bien blanc-gris pour le peuple, la scénographie a pourtant simplement recours à quelques panneaux coulissants pour donner du relief, un enchevêtrement de ronces et l’ombre d’un disque noir sur fond rouge au dernier acte, et de très beaux maquillages et costumes effilés figurant l’esthétique chinoise impériale.

Le spectateur a ainsi tout le temps de scruter du regard les moindres détails des figures qui le marquent, et de s’imprégner des effets d’ombres et de lumières, d’un sens du théâtre oriental wilsonien idéal dans cette œuvre, bien que les personnages principaux se figent un peu trop. Mais nul pathos ni sentimentalisme ne sont discernables, même avec l'esclave Liù qui meurt poétiquement, tétanisée sous une lumière bleue-glacée venue du ciel.

Oksana Dyka (Turandot)

Oksana Dyka (Turandot)

Pour cette longue série de représentations jouées à la veille de Noël, deux distributions principales alternent quasiment chaque soir, devant une salle comble.

Les deux Turandot sont assez différentes. La première, Oksana Dyka, est une très belle femme mais également une excellente actrice, ce que nous avions découvert à Paris en 2013 à travers son interprétation d’Aida. Sous son maquillage opulent et sous une direction d’acteur statique, cela n’est malheureusement pas suffisamment mis en valeur.

Et si son chant est peu coloré dans le médium et le grave, il s’épanouit dans les aigus avec une technique fuselée profondément projetée qui a la pureté d’une pointe de cristal. A contrario, dans les tonalités basses, la justesse fluctue, mais cela s’accompagne d’une expressivité qui la rend touchante comme si sa personnalité vacillait.

Miren Urbieta-Vega (Liù)

Miren Urbieta-Vega (Liù)

La seconde, Irène Theorin, remplaçant Nina Stemme souffrante, possède un spectre vocal plus large et plus riche en couleurs, une très grande solidité qui maintient cependant son incarnation dans une posture monolithique invariante.

Et des deux Calaf entendus, Roberto Aronica et Gregory Kunde, tous deux semblables en puissance, ce dernier a l’avantage de disposer d’une belle homogénéité de timbre et de vibrations matures, du médium jusqu’aux aigus, avec la petite touche charismatique qui consiste à dé-timbrer ses fins de phrases. Mais aucun ne force non plus son souffle, et tous deux restent raisonnables lorsqu’il s’agit de tenir vaillamment des sonorités effilées.

Les gardes de Turandot tenant la tête du prince Perse.

Les gardes de Turandot tenant la tête du prince Perse.

Quant à la jeune fille Liù, les deux mezzo-sopranos du pays, Miren Urbieta-Vega et Yolanda Auyanet, lui offrent une identique sensibilité, la seconde paraissant un peu plus corsée de timbre. Physiquement, elles sont indiscernables sous leur masque et leur parure.
Néanmoins, le Timur d’Andrea Mastroni prend le dessus sur Giorgi Kirof, avec une meilleure projection.

Enfin, des trois ministres, le Ping de Joan Martín-Royo se détache vocalement pas une noble émission de timbre, jeune et bien affirmée, mais il n’est pas l’acteur le plus souple et le plus mobile, car ses deux partenaires, Vicenç Esteve et Juan Antonio Sanabria, montrent une plus grande aisance de jeu pour suivre les accords ludiques que leur dédie Puccini. Les grimaces du large visage de Vicenç Esteve sont elles-mêmes un spectacle en soi.

Yolanda Auyanet (Liù)

Yolanda Auyanet (Liù)

Le chœur est devenu une valeur très sûre du Teatro Real de Madrid, et nous en avons la démonstration aussi bien chez les voix d’hommes, avec ce bel orgueil que l’on ressent dans leur chant, que chez les femmes et les voix d’enfants d’une grâce véritablement adoucissante.

Le Teatro Real vu depuis la plaza de Oriente

Le Teatro Real vu depuis la plaza de Oriente

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Publié le 20 Avril 2016

Gurre-Lieder (Arnold Schönberg) - 1912
Concert du 19 avril 2016
Philharmonie de Paris – Grande salle

Waldemar Andreas Schager
Tove Irène Theorin
Waldtaube Sarah Connolly
Bauer Jochen Schmeckenbecher
Klaus-Narr Andreas Conrad
Sprecher Franz Mazura

Direction musicale Philippe Jordan
Orchestre de l’Opéra National de Paris
Chœurs de l’Opéra National de Paris et Chœur Philharmonique de Prague

Après les Variations pour orchestre, Moïse et Aaron, le quatuor à cordes n°2 et Pierrot Lunaire, Philippe Jordan poursuit une ligne musicale tracée à travers l’univers sonore complexe d’Arnold Schönberg, pour embrasser une des œuvres qui enflamme probablement le mieux son âme lyrique et symphonique, les Gurre-Lieder.

Ce poème de près de deux heures qui croise les inspirations langoureuses de Tristan et Isolde (Richard Wagner) et du Roi Arthus (Ernest Chausson) n’est en effet pas altéré par l’écriture atonale que le compositeur autrichien développera plus tard.

Philippe Jordan et l'Orchestre National de Paris

Philippe Jordan et l'Orchestre National de Paris

Le directeur musical de l’Opéra National de Paris devient donc l’Empereur d’un répertoire qu’il épouse d’une gestuelle à la fois emphatique et rigoureuse, face à un orchestre dont il aime soulever la houle dans une plénitude qui fait la part belle aux élans romantiques et élancés de cuivres volcaniques.

La rondeur orchestrale claire et majestueuse laisse moins ressortir les détails des bois comme on pourrait l’entendre dans la fosse de Bastille, mais une telle interprétation invite à un voyage surnaturel dont les voix, noyées par les effets acoustiques qui longent les balcons d’arrière-scène, perdent cependant en sensibilité expressive.

Andreas Schager impose une vaillance tendre, mais, néanmoins, Sarah Connolly est la plus impressionnante par son rayonnement et la gravité d’un timbre qui ramène dans un présent tragique toutes les pensées inspirées par la musique.

Philippe Jordan - Gurrelieder (Philharmonie)

Philippe Jordan - Gurrelieder (Philharmonie)

Chœurs sévères et bienveillants à la fois, un mur vocal au pied duquel les musiciens semblent décrire un fleuve qui tente de le submerger, l’ampleur de cette soirée nous laisse ainsi cette grande impression d’un fabuleux sentiment de libération dominé, répétons-le, par la prestance souveraine de Philippe Jordan.

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Publié le 1 Octobre 2014

Elektra (Richard Strauss)
Représentation du 27 septembre 2014
Vlaamse Opera Gand

Elektra        Irène Theorin
Klytämnestra    Renée Morloc
Chrysothemis    Ausrine Stundyte
Orest        Karoly Szemeredy
Aegisth    Michael Laurenz
Der Pfleger des Orest    Thierry Vallier
Ein junger Diener Adam Smith
Ein alter Diener Thomas Mürk
Die Aufseherin Christa Biesemans
Erste Magd Birgit Langenhuysen
Zweite Magd Lies Vandewege
Die Schleppträgerin Bea Desmet
Dritte Magd Joëlle Charlier
Vierte Magd Bea Desmet
Fünfte Magd Aylin Sezer
                                                                                                              Irène Theorin (Elektra)
Direction musicale Dmitri Jurowski
Mise en scène David Bösch

Coproduction avec l’Aalto Theater Essen

Elles sont à genoux, dès l’ouverture, à nettoyer le sol recouvert du sang d’Agamemnon, les servantes, qui n’en laissent pas moins le décor entier baigner d’immondices au fond d’une cour en forme de puits, à l’identique de la scénographie de Robert Carsen pour l’Opéra Bastille.

David Bösch est ainsi fasciné par le basculement brutal de l’imaginaire d’enfant d’Elektra, après le meurtre de son père, vers un détraquement hallucinant qui n’est pas sans rappeler le sort de Lucia di Lammermoor dans la mise en scène d’Andrei Serban.

Renée Morloc (Clytemnestre)

Renée Morloc (Clytemnestre)

Tout au long du spectacle, des objets d’enfants – petits tabourets, cheval de bois, simple lit – sont manipulés, et entretiennent un lien permanent avec un monde innocent désormais perdu.

Tout est laid, les murs zébrés et violacés, les teintes maladives des visages, les cadavres d’animaux et les liens de chair - dont on croirait sentir la pourriture - qui tiennent encore en vie Klytemnestre.

Le jeu d’acteur est, lui, acéré et terrible, et les artistes se plient sans rebut aux invectives outrancières qui les mènent à fortement déformer leurs inflexions vocales, comme si la haine était incessamment murmurante. Le metteur en scène introduit même de l’humour noir, quand il extériorise le désir de meurtre d’Elektra dans sa tentative, à rire de panique, de prendre en main une tronçonneuse.

Irène Theorin (Elektra)

Irène Theorin (Elektra)

Et l’orchestre, sous la direction de Dmitri Jurowski, joue magnifiquement son rôle de conteur de l’inconscient, dans une salle intime qui permet aux entrelacements mélodiques de faire entendre leurs moindres nuances, la noirceur de bronze des cors, les atmosphères glaçantes et fragiles des cordes, la poésie des motifs. Rien qu’en prélude du meurtre d’Egisthe, la harpe est ici d’une somptueuse profondeur liquide et dégoulinante. Mais les traits saillants et sauvages de vents et de cordes qui s’allient en coups de griffes violents, manquent parfois de brillant et sont encore trop sages. C’est de fait une haine tranquille et vrombissante, qui sous-tend dans un continuum constant la tension irrésistible et saisissante du théâtre.

Ausrine Stundyte (Chrysothémis)

Ausrine Stundyte (Chrysothémis)

Elektra n’est pas seulement une œuvre qui mêle déferlements chaotiques, luxuriance et sombre mystère, sinon le prétexte aux fureurs vocales les plus extrêmes. Or, rarement pourra-t-on entendre un trio de dames aussi effroyable que celui réuni ce soir. Irène Theorin – suédoise - , Ausrine Stundyte – lituanienne - et Renée Morloc – allemande -  se répondent en effet avec une véhémence qui fait de chaque duo un duel puissant et indécis.
 

La première, dans le rôle-titre, éprouve une joie presque trop visible à lancer ses aigus perforants avec une facilité enfantine dénuée de tout tragique. Travail sur l’expressivité du regard et des torsions vocales, interactions violentes avec sa mère et sa sœur, mais éclosion amoureuse en présence de son frère, le portrait moins féminin que névrotique qu’elle dresse est d’une densité stupéfiante.

Ausrine Stundyte est par ailleurs bien loin de ne lui opposer qu’une Chrysothémis bourgeoise et impuissante. Elle est comme une lionne compatissante, impressionnante avec son timbre sensuel et bien marqué, et ses yeux perçants issus d’une énergie de feux sensiblement physique.

                                                                                          Karoly Szemeredy (Oreste)

La mère, Renée Morloc, est réduite à un monstre, et rien ne ressort de sa revendication de femme libre – même si elle est prête à tuer. Présence et noirceur des graves, violence qui se révèle finalement désespérée, elle est une Clytemnestre flétrie et sur le point de se désagréger définitivement.

En avant-scène, l’arrivée d’Oreste est superbement décrite, et évoque ces jeunes héros déchus et inquiétants ayant basculé vers le mal, que le cinéma hollywoodien sait si bien mettre en valeur. Une cape ne laissant transparaître que le regard éclairé par les lueurs rougeoyantes du feu, un sentiment puissant de honte et de détermination, Karoly Szemeredy est un jeune Oreste introverti et fascinant.

Karoly Szemeredy (Oreste)

Karoly Szemeredy (Oreste)

Michael Laurenz, en tenue de soirée incongrue, est un rare Egisthe capable de rendre une telle présence de timbre et un mordant à ce rôle anecdotique.

On ne voit alors plus que son sang épais dévaler les murs d’horreur, lorsqu’Oreste revient pétri de culpabilité après le double meurtre dont il ne se relève plus. Elektra à la croisée de films horrifiques tels Amityville ou L’Exorciste, il fallait oser…

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Publié le 24 Octobre 2013

Elektra (Richard Strauss)
Répétition générale du 23 octobre 2013
Opéra Bastille

Elektra Irène Theorin
Klytämnestra Waltraud Meier
Chrysothemis  Ricarda Merbeth
Orest Evgeny Nikitin
Aegisth Kim Begley
Der Pfleger des Orest Johannes Schmidt
Ein junger Diener Jörg Schneider
Ein alter Diener Kristof Klorek
Die Aufseherin Miranda Keys
Erste Magd Anja Jung
Zweite Magd Susanna Kreusch
Die Schleppträgerin Corinne Talibart
Dritte Magd Heike Wessels
Vierte Magd Barbara Morihien
Fünfte Magd Eva Oltivanyi

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Robert Carsen
Décor Michael Levine
Chorégraphie Philippe Giraudeau                               Irène Theorin (Elektra)
Production originale de la fondation Teatro del Maggio Musicale Fiorentino

Pour un instant, dans ce grand décor en fond de cuvette recouvert, au sol, d’une terre argileuse piétinée par les servantes d’Elektra, un passionné de Pina Bausch ne pourrait s’empêcher de penser à sa chorégraphie du Sacre du Printemps.

Ces servantes sont présentes en permanence et sont comme les doubles de la fille d’Agamemnon dont elles miment le désespoir contenu dans ses gestes, mais sans l’expressivité aussi profondément douloureuse de la chorégraphe allemande.
 

Les servantes autour du corps d'Elektra

Les servantes autour du corps d'Elektra

Philippe Giraudeau réussit cependant de très belles scènes magnifiées par les funèbres éclairages rasants en clair-obscur, comme l’ouverture éclatante qui disperse les servantes aux quatre coins de la scène, la folie hargneuse avec laquelle elles fouillent le sol pour en déterrer la hache criminelle, la procession qui soulève le lit de Clytemnestre et le corps d’Agamemnon, et le mime du meurtre final autour de la crypte.

Ce travail artistique prodigieux par son unité d’ensemble est cependant totalement dévoué à la musique de Richard Strauss. Quand on connait les qualités hédonistes de la direction de Philippe Jordan, celles-ci pourraient paraître un peu trop léchées pour imprégner à la partition son inhérente énergie volcanique.

Irène Theorin (Elektra) et le corps d'Agamemnon

Irène Theorin (Elektra) et le corps d'Agamemnon

Il n’épargne pourtant aucunement les à-coups convulsifs qui montent crescendo jusqu’à l’arrivée de Clytemnestre, même si, dans cette première partie, la brusquerie est un peu trop caricaturale et ne laisse pas suffisamment l’inquiétante violence occulte et la noirceur des cuivres, et des cors en particulier, mieux emplir l’espace sonore de la salle pour créer un climat totalement envoûtant.

Mais quand l’impressionnante Waltraud Meier surgit du fond de scène au milieu des draps lumineux de son lit conjugal, la musique devient une interprète extrêmement fine qui dit tout de la pensée de la mère d’Elektra. L’impression est la même que celle que l’on pouvait ressentir lorsque Jordan dirigeait, la saison dernière, le monologue de Wotan. On n’écoutait même plus l’interprète mais seulement l’orchestre tant la direction décrivait avec un art du discours clair et enchanteur le récit névrotique du dieu germanique.

Waltraud Meier (Clytemnestre)

Waltraud Meier (Clytemnestre)

La musique se ciselle en de fins motifs qui s’infiltrent à travers le cœur, l’impression de se défilement est fascinante.

En présence de Waltraud Meier, l’expressivité de la musique a d’autant plus d’importance que sa tessiture vocale, des graves jusqu’au médium, est maintenant moins audible dans une salle comme Bastille. L’orchestre prend ainsi le relais du discours vocal.

Mais les aigus sont encore fabuleux, l‘articulation précise, et sa tragique présence donne tout autant le frisson alors qu'il y a une émotion extrême à mesurer la chance d'entendre une telle artiste qui porte l'attachement d'un nombre considérable de passionnés du monde lyrique. Bien que Robert Carsen fasse d’elle une femme presque aussi pieuse, en apparence, que l’Elisabeth de Tannhäuser, elle est pourtant la seule des trois femmes de la pièce à ne pas avoir renoncé à sa sexualité.
 

Avec la sauvagerie éruptive du rôle, Irène Theorin apparaît, dans l’ode à «Agamemnon», en susurrant une plainte à peine perceptible, chantée très finement piano, tout en douceur. Son Elektra primitive déploie progressivement un galbe profond pour mener à une confrontation violente avec sa mère autant par l’agressivité vocale que par l’impulsivité physique. Elle a certes des moments de relâchement comme lorsqu’elle maudit sa sœur sans y jeter toute la noirceur de cœur possible, mais l‘incarnation très classique reste, elle, humaine et infaillible.

Pour Chrysothemis, justement, Ricarda Merbeth réserve une interprétation aux lignes superbement souples, un beau chant à la fois animal et mystérieux qu’elle renforce d’un engagement théâtral qui lui convient très bien.

                                                                                        Irène Theorin (Elektra) et Evgeny Nikitin (Oreste)

 

Son timbre est très proche de celui d’Irène Theorin, mais ses aigus sont plus clairs et embrumés, et son incarnation est une des plus convaincantes que l’on ait entendu de sa part à l’Opéra Bastille.

Elle sait transmettre les sentiments de compassion désespérée et d‘amour inquiet qui se lisent en elle naturellement.
Sa dimension humaine et tragique dépasse même de loin la vision bourgeoise qui lui est souvent attribuée.

Irène Theorin (Elektra), à gauche, et Ricarda Merbeth (Chrysothemis)

Irène Theorin (Elektra), à gauche, et Ricarda Merbeth (Chrysothemis)

Lorsque survient Oreste, Philippe Jordan entraîne alors l’orchestre dans un de ses plus beaux passages. La musique déborde de lyrisme, un bouillonnement glacial et sensuel submerge la rencontre, et les raideurs du début s’estompent. Impressionnant rien que par sa stature renforcée d’un long manteau qui descend jusqu’au sol, Evgeny Nikitin est impassible, plus digne d’une posture d’un Saint-Jean Baptiste monolithique que d’un frère sensible.

Kim Begley, plus couramment distribué dans des rôles majeurs d’opéras du XXème siècle, paraît vocalement surdimensionné dans le rôle d’Egisthe.

Waltraud Meier (Clytemnestre)

Waltraud Meier (Clytemnestre)

A partir du meurtre de Clytemnestre, Philippe Jordan élève d’un cran supplémentaire la tension orchestrale – peut-être en fait-il un peu trop ? – mais c’est d’une intensité telle que cela en devient délirant.

Alors, il est vrai que la mise en scène de Robert Carsen, avec ses éclairages qui défigurent hommes et femmes en jouant avec les ombres, sa chorégraphie dramaturgique, l’image macabre du roi enlacé par Elektra, et la dissimulation des deux meurtres vengeurs forment un visuel fort et prenant, mais, à y réfléchir, n’est-elle pas quelque peu générique en ce sens qu’elle aurait pu aussi bien illustrer d’autres drames comme Macbeth, avec ses sorcières, son roi, les meurtres et le lit ? L’esthétique du geste, très musicale, n’atteint cependant pas la finesse d’un Patrice Chéreau.

Irène Theorin, Philippe Jordan et Ricarda Merbeth

Irène Theorin, Philippe Jordan et Ricarda Merbeth

Véritablement, l’aboutissement de ce spectacle dès la dernière répétition laisse présager de très grandes soirées lyriques dans les jours à venir, Philippe Jordan étant un chef qui se remet constamment en question pour atteindre un lyrisme expressif qui lui corresponde. Le plus extraordinaire est qu’il dirige en parallèle Aïda, révélant ainsi un travail et une maîtrise prodigieux qui réduisent à bien peu de chose notre propre labeur.

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