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Publié le 6 Octobre 2023

L’Affaire Makropoulos (Leoš Janáček - 18 décembre 1926, Théâtre national de Brno)
D’après la pièce de Karel Čapek (21 novembre 1922, Théâtre de Vinohrady de Prague)
Répétition générale du 02 octobre et représentations du 05 et 17 octobre 2023
Opéra Bastille

Emilia Marty Karita Mattila
Albert Gregor Pavel Černoch
Jaroslav Prus Johan Reuter
Vítek Nicholas Jones
Krista Ilanah Lobel-Torres
Janek Cyrille Dubois
Maître Kolenaty Károly Szemerédy
Hauk-Sendorf Peter Bronder

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Krzysztof Warlikowski (2007)
Décors et costumes Małgorzata Szczęśniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Dramaturgie Miron Hakenbeck

Coproduction avec le Teatro Real de Madrid
Diffusion en direct sur Paris Opera Play le vendredi 13 octobre 2023

La mise en scène de ‘Věc Makropulos’ imaginée par Krzysztof Warlikowski est, jusqu’à présent, la production d’un opéra de Leoš Janáček qui a connu la plus importante longévité au répertoire de l’Opéra de Paris, puisqu’elle a été créée il y a plus de 16 ans, le 27 avril 2007, tout en bénéficiant d’une reconnaissance critique unanime - précédemment, la production de ‘Katia Kabanova’ par Götz Friedrich avait tenu 12 ans sur scène de 1988 à 2000 -.

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette histoire de procès qui oppose Albert Gregor à Jaroslav Prus, descendants de deux familles qui se disputent l’héritage du Baron Prus décédé un siècle plus tôt, fait intervenir une célèbre et mystérieuse chanteuse, Emilia Marty, qui recherche aussi les preuves d’une liaison qu’elle eut avec ce personnage désormais disparu. Elle est en effet devenue immortelle après avoir bu un élixir de vie et, malgré sa froideur, elle fascine tous les êtres qui l’approchent.

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Pavel Černoch (Albert Gregor) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Ce drame fantastique, qui pourrait être traité de manière naturaliste en présentant des êtres banalement humains perturbés par la présence d’une femme qui leur échappe, est splendidement mis en perspective sur la scène Bastille en tissant des liens avec l’univers du cinéma américain des années 50 qui brillait par la seule présence d’actrices légendaires – Krzysztof Warlikowski s’est personnellement nourri de cet art lorsqu’il vécut à Paris dans les années 80, avant d’entreprendre des études de théâtre lors de son retour en Pologne après la chute du rideau de fer -.

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Károly Szemerédy (Maître Kolenaty) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Cette approche cinématographique qui transforme Emilia – alias Elina Makropoulos – en actrice est scéniquement très exigeante pour l’interprète du rôle qui apparaît d’abord sous l’apparence de Marilyn Monroe dont la jupe se soulève avec le vent comme dans le film « The seven Year Itch » (Billy Wilder 1955), dont il restera la photographie mythique prise par Sam Shaw, puis sous les traits de Rita Hayworth , icône sensuelle de « Gilda » (Charles Vidor 1946) qui y chante ‘Put the blame on Mame’.

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Ilanah Lobel-Torres (Krista), Károly Szemerédy (Maître Kolenaty), Johan Reuter (Jaroslav Prus), Cyrille Dubois (Janek), Karita Mattila (Emilia Marty), Pavel Černoch (Albert Gregor) et Nicholas Jones (Vítek)

Il s’agit ici d’incarner une femme fatale qui suscite attirance, jalousie, désir de possession, voir désir de meurtre (Albert Gregor ira jusqu’à menacer Emilia Marty qui, en retour, lui montrera une partie des cicatrices laissées par ses soupirants passés), pulsions animales qui sont symbolisées au second acte par un immense buste de King Kong dont la main enserre l’artiste, comme pour signifier qu’elle ne pourra jamais s’échapper du destin fantasmatique qui pèse sur elle.

Cet élément de décor fabuleux de onze mètres de hauteur est d’ailleurs mis en valeur de manière très impressionnante par des lumières (Felice Ross) qui en dessinent les volumes et donnent l’illusion du réalisme de sa fourrure.

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila (Emilia Marty) et Pavel Černoch (Albert Gregor)

La vidéo et la filmographie jouent aussi un rôle prépondérant dans cette production de façon à créer un tout cohérent du début à la fin, non pas qu’il s’agisse d’une simple cohérence logique et linéaire, mais plutôt d’une unité d’ensemble qui se répond par des résonances dans le temps entre texte, images, décor et dramaturgie, et qui emportent le spectateur dans ce milieu fait de projections et d’expressions fortement théâtrales pour lui faire sentir une présence éternelle tragique.

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Johan Reuter (Jaroslav Prus) et Karita Mattila (Emilia Marty)

La scène d’ouverture entièrement construite sur des archives filmées est absolument grandiose, car, d’une part, elle donne un sens lyrique et cinématographique à la musique de Leoš Janáček que d’aucun n’aurait soupçonné, et, d’autre part, agrège de manière virtuose des scènes et des extraits de films de Marilyn Monroe avec ceux du ‘King Kong’ de 1933 au rythme des secousses presque sauvages de la musique.

Les sentiments de fascination et d’oppression sont aussi appuyés par la présence, dans toute cette séquence, de photographes acharnés à traquer leur proie.

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Gloria Swanson dans « Sunset Boulevard »

Enfin, des extraits de « Sunset Boulevard » (Billy Wilder 1950) interviennent à tous les actes pour signifier l’imminence de la chute de la diva, sous les traits magnétiques de Gloria Swanson.
Une furtive image du corps de la diva flottant dans une piscine, extraite de ce même film, est glissée de façon subliminale au tout début, en écho au décor final tiré de la scène de la piscine du dernier film inachevé de Marilyn, « Something’s got to give » (George Cukor 1962).

Karita Mattila (Emilia Marty)

Karita Mattila (Emilia Marty)

C’est en effet au creux du somptueux décor laqué en bakélite de Małgorzata Szczęśniak, qui évoque une ancienne salle de cinéma, que sont insérées ces vidéos, auxquelles les néons latéraux situés en hauteur, les effets luminescents tapis sous la scène et les faisceaux provenant de la salle donnent un effet de profondeur et une unité visuelle saisissante.

Un autre décor glissant représentant des sanitaires et une salle d’eau permet d’isoler la relation trouble entre Emilia et Albert, qui ignore qu’il est son arrière petit-fils, et, à nouveau, des petits écrans permettent d’apprécier le talent de Denis Guéguin, le vidéaste, à reconstituer une filmographie vivante du visage de Karita Mattila façon ‘Pop Art’ issue d’un portrait de Marilyn peint par Andy Warhol quelques semaines après la mort de l’actrice en 1964.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Mais beaucoup d’humour s’immisce aussi dans la dramaturgie à travers les rôles secondaires, et notamment le personnage de Hauk-Sendorf, ténor d’opérette, qui joue avec Marilyn une scène d’affection très touchante qui semble être le seul moment d’amour véritablement humain du spectacle.

Et avec une artiste telle Karita Mattila, qui a remporté il y a exactement 40 ans son premier concours de chant lors de la première compétition Cardiff Singer of the World, la scène finale où on la voit s’enfoncer lentement dans la piscine alors que la jeune soprano Ilanah Lobel-Torres, membre de la troupe de l’Opéra de Paris, achève de lui ressembler pour prendre le relai, donne une image de la transmission d’un destin qui dépasse celui de Marilyn pour s’inscrire dans une réalité artistique et humaine d’aujourd’hui.

Le spectateur est d’ailleurs lui-même interpelé dans cette mise en scène lorsqu’Emilia se tourne vers la salle pour demander qui d’autre veut la solliciter. La lassitude d’être une icône est en effet l’un sujet qui est traité avec une lucidité cruelle par le texte et par le geste.

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Ilanah Lobel-Torres (Krista)

Pour cette 4e série après celles de 2007, 2009 et 2013, auxquelles on pourrait rajouter celle de 2008 au Teatro Real de Madrid, deux membres de la nouvelle Troupe de l’Opéra de Paris sont mis à l’honneur dès les premières minutes.

Le premier, Nicholas Jones, incarne Vítek sous forme de présentateur avec une clarté éloquente qui laisse béat de par son aisance riante. La seconde, Ilanah Lobel-Torres, se glisse dans la peau de Krista, puis de Marilyn, avec la même confiance et une excellente résonance en salle qui s’appuie sur un timbre ambré vibrant et légèrement corsé. Son jeu est agrémenté d’une subtile touche séductrice qui lui permet d’apparaître comme une successeuse envieuse de profiter de la vie.

Et comme dans cette production elle reprend à son compte les rôles de la femme de ménage et de la femme de chambre écrits à l’origine pour une contralto, son caractère s’en trouve naturellement renforcé.

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Cyrille Dubois (Janek), Ilanah Lobel-Torres (Krista) et Károly Szemerédy (Maître Kolenaty)

Totalement méconnaissable, Cyrille Dubois, qui célèbre tout juste ses 11 ans sur la scène Bastille, joue sans réserve le sans-gêne vivace de Janek, le fils de Prus, avec une manière délurée qu’on ne lui connaissait pas, et une excellente élocution en tchèque que peuvent constater les natifs du pays de la Bohême. Le personnage apparaît moins abrupt que dans d’autres interprétations.

Et, autre protagoniste signifiant, Hauk-Sendorf est ce soir doué de la présence si touchante de Peter Bronder, d’une fulgurante expressivité vocale, qui nous vaut le plus authentique duo avec Emilia Marty, au point de faire réapparaître des traits très enfantins.

Habitué des rôles véristes et naturalistes, Johan Reuter n’a aucun mal à traduire la muflerie de Jaroslav Prus, et Károly Szemerédy donne une image impertinente et très spontanée de Maître Kolenaty.

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Peter Bronder (Hauk-Sendorf) et Karita Mattila (Emilia Marty)

Quant aux deux grands rôles de cet opéra extravagant, ils sont confiés à Pavel Černoch et Karita Mattila.

Le premier, habitué à l’univers de Krzysztof Warlikowski auquel il s’est confronté sur cette même scène dans ‘Don Carlos’ et Lady Macbeth de Mzensk’, fait ressortir le tempérament écorché d’Albert Gregor en perpétuelle lutte avec la passion charnelle qu’il éprouve pour Emilia et qui le rend très dangereux.

Le brillant de ses intonations slaves et les teintes mates de sa voix induisent ainsi un charme impulsif et dépressif qui sont les meilleurs alliés de son interprétation excellemment figurée.

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Pavel Černoch (Albert Gregor)

Karita Mattila, elle, découvre pour la première fois l’approche très sensible du metteur en scène qui attache beaucoup d’importance aux expressions du corps et à leurs interactions.

Son galbe vocal s’est considérablement épaissi et assombri, mais avec une souplesse tonique qui lui permet de donner de l’effet percutant à ses exclamations dont on entend un déploiement phénoménal au dernier acte.  C’est effectivement très émouvant de reconnaître ce qui a toujours fait l’unicité de son timbre depuis sa toute jeunesse, ainsi que de la voir tenir ce rôle avec une rage de vivre qu’elle n’accepte finalement de lâcher que lorsqu’elle se laisse entraîner au fond de la piscine.

Karita Mattila

Karita Mattila

Et si l’on ajoute la direction de Susanna Mälkki qui semble intérioriser beaucoup plus le discours musical qu’en 2013 avec une grande profondeur de son et une grande précision dans l’association des interjections musicales au chant des solistes, on obtient un rendu musical de nature plus crépusculaire qui accentue le sentiment d’une fin d’époque.

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ilanah Lobel-Torres, Susanna Mälkki et Johan Reuter

Ce spectacle, servi par une esthétique magnifique, porte en lui une telle leçon sur la vie et sur la relation de l’artiste à la société qu’il est une référence dont il serait à l’honneur de l’Opéra de Paris de ne jamais se départir.

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Susanna Mälkki, Krzysztof Warlikowski, Karita Mattila, Małgorzata Szczęśniak, Pavel Černoch, Felice Ross, Károly Szemerédy et Denis Guéguin

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

Karita Mattila, lors de la dernière représentation de l'Affaire Makropoulos, le 17 octobre 2023

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Publié le 14 Septembre 2023

Don Giovanni (Wolfgang Amadé Mozart – 29 octobre 1787, Prague et 7 mai 1788, Vienne)
Pré générale du 06 septembre et représentation du 13 septembre 2023
Opéra Bastille

Don Giovanni Peter Mattei (le 13) / Kyle Ketelsen (le 06)
Donna Anna Adela Zaharia (le 13) / Julia Kleiter (le 06)
Don Ottavio Ben Bliss (le 13) / Cyrille Dubois (le 06)
Donna Elvira Gaëlle Arquez (le 13) / Tara Erraught (le 06)
Leporello Alex Esposito (le 13) / Bogdan Talos (le 06)
Le Commandeur John Relyea
            (Ci-contre)
Masetto Guilhem Worms
Zerlina Ying Fang (le 13) / Marine Chagnon (le 06)

Direction musicale Antonello Manacorda
Mise en scène Claus Guth (2008)

Coproduction Festival de Salzburg (2008/2010/2011), Staastoper Berlin (2012/2016/2018/2019), Dutch National Opera (2016/2021), Teatro Real de Madrid (2020), Opéra de Budapest (2024)

La production d’Ivo van Hove créée au Palais Garnier en juin 2019, et initialement programmée à New-York au printemps 2021, a vu sa première américaine reportée au mois de mai 2023, si bien qu’il n’était plus possible de la remonter à temps pour les répétitions prévues à Paris au mois d’août.

L’Opéra de Paris a donc temporairement choisi de reprendre un spectacle éprouvé qui a abondamment circulé entre Berlin, Amsterdam et Madrid depuis sa création salzbourgeoise en 2008.

Peter Mattei (Don Giovanni)

Peter Mattei (Don Giovanni)

La proposition de Claus Guth – le metteur en scène allemand présente pas moins de 10 productions en Europe cette saison – projette le destin des protagonistes du drame mozartien dans une forêt, lieu sauvage et dangereux, où ils se perdent, se cachent, se méprennent, dans une atmosphère nullement romantique, ce lieu devenant de plus en plus jonché de déchets et même altéré par la présence humaine.

Lors de l’ouverture, une courte scène présente le combat entre Don Giovanni et le Commandeur où l’on voit ce dernier blesser son opposant d’un coup de revolver.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni)

Ce sont donc aux dernières heures du héros que l’on assiste à travers une excellente direction d’acteur qui, sans relâche, décrit l’impossibilité relationnelle parasitée par la recherche d’un idéal qu’aucun n’atteint et qui conduit au ressentiment. Mais pas chez tout le monde.

Leporello est celui qui se divertit le plus sans illusions sur les rapports humains, l’attente d’Elvire est ici assimilée à celle d’une femme qui attend à un arrêt que le bus soit passé par les autres stations, Donna Anna est terriblement entreprenante avec Don Giovanni, mais dans l’ensemble, ce détraquement relationnel n’est plus nouveau et a surtout pour lui de pouvoir séduire un public jeune qui sera épaté de voir ce que de grands chanteurs d’opéras peuvent offrir comme dynamique de jeu, parfois très supérieure à ce que l’on peut voir au théâtre classique.

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Bogdan Talos (Leporello) et Tara Erraught (Donna Elvira)

Les deux distributions prévues en alternance ont leurs atouts et permettent de donner une coloration, et donc une signification, un peu différente à chacun des personnages.

Faisant ses débuts à l’Opéra national de Paris, Kyle Ketelsen incarne ainsi un Don Giovanni voyou et charnel terriblement autodestructeur – lui, vous le verrez torse nu -, comme un enfant de rue qui a mal tourné, avec un timbre de voix très noir et une excellente présence que l’on retrouve aussi chez Peter Mattei, qui assurait déjà ce rôle au Palais Garnier le 27 janvier 2006 et qui a conservé cette langueur charmeuse un peu claire qui le ramène dans le champ des grands interprètes plus classiques.

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

Adela Zaharia (Donna Anna) et Ben Bliss (Don Ottavio)

De la même façon, Bogdan Talos décrit un impayable Leporello qui, musicalement, résiste aux tempi effrénés de la direction d’orchestre, et donc se réserve une certaine nonchalance musicale, alors qu‘Alex Esposito en rajoute dans la célérité et la nature explosive du valet de Don Giovanni, un frénésie qui fait beaucoup plus penser à un personnage imaginé par Donizetti.

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

Marine Chagnon (Zerlina) et Guilhem Worms (Masetto)

En Donna Anna, Adela Zaharia se montre la plus virtuose et la plus complète en réussissant des variations atypiques, le dramatisme souffrant atteignant son paroxysme avec la seconde interprète du rôle, Julia Kleiter, qui offre des couleurs métalliques complexes, et si Tara Erraught privilégie une personnalité ferme et un peu maternelle pour Donna Elvira, Gaëlle Arquez lui attache une personnalité très agressive, mais cette écriture musicale très haute ne permet pas de profiter des nuances de couleurs qui ont fait toute la beauté de sa Carmen il y a peu de temps encore.

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Gaëlle Arquez (Donna Elvira)

Et Zerlina trouve deux interprètes d’une touchante douceur, Ying Fang en fine mozartienne dont la voix porte bien dans Bastille, et Marine Chagnon, nouvelle membre de la troupe, qui assoit une présence et un rayonnement qui rivalisent pleinement avec ceux de Donna Anna et Donna Elvira.

Les deux Don Ottavio ont aussi des traits de caractères assez différents, Ben Bliss pouvant compter sur un doux legato sombre, alors que Cyrille Dubois met beaucoup de nerf dans son incarnation ce qui le fait théâtraliser plus intensément qu’à son habitude. Et son expressivité vocale gagne également en impact.

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Cyrille Dubois (Don Ottavio) et Julia Kleiter (Donna Anna)

Enfin, Guilhem Worms privilégie le charme à la présence musclée pour le personnage de Masetto qu’il laisse trop s’effacer – Claus Guth y voit un homme très conventionnel et un peu fade qui rappelle le personnage d’Athamas dans son récent ‘Semele’ à l’Opéra de Munich -, et John Relyea campe un Commandeur vieux routier qui tient la distance pour faire la leçon à Don Giovanni après lui avoir préparé son cercueil.

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Ying Fang (Zerlina) et Peter Mattei (Don Giovanni)

Pulsante et alerte, la direction d’Antonello Manacorda laisse peu de répit aux chanteurs, sans doute dans un soucis de rajeunissement du discours qu’il n’alourdit jamais, même à la scène dramatique finale, et émergent de temps en temps des altérations de climat assez originales, comme dans le récitatif du ‘Mi tradi’ de Donna Elvira où il fait s’affaisser la texture des cordes pour accentuer le pathétisme de cette scène, tendant à dire que la jeune femme est la seule à avoir une tendresse infinie pour le héros arrivé au bout de son chemin.

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

Marine Chagnon, Tara Erraught, Bogdan Talos, Antonello Manacorda et Kyle Ketelsen (Pré générale)

La version de ‘Don Giovanni’ jouée ce soir est la version habituelle qui mixe les versions de Prague (1787) et de Vienne (1788), mais sans le final moralisateur qui n’apparaissait pas dans le livret de la création viennoise, et qui ne s’impose pas ici, car finalement tout le monde sombre corps et biens.

Salle bien remplie mais pas totalement, avec un public parfois très jeune et très décontracté qui a manifesté son enthousiasme au final dont n’a pas pu profiter Claus Guth absent lors de la première.

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

John Relyea, Ying Fang, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss et Guilhem Worms (Première représentation)

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Publié le 22 Mars 2020

Les deux articles ci-dessous retranscrivent les deux témoignages succincts donnés par Martial Di Fonzo Bo (Comédie de Caen) et Cyrille Dubois, artiste Lyrique régulièrement invité à l'Opéra de Paris, au journal régional de France 3 Normandie le samedi 21 mars 2020, sur la situation des artistes et techniciens touchés par l'arrêt des spectacles vivants.

Le rideau est tombé précipitamment, le théâtre donne l’impression d’avoir été évacué. Une affichette précise que le festival « Ecriture partagée » est annulé. Mais qui en douterait ?
Sur son site internet, la Comédie de Caen invite son public à ne pas demander le remboursement des billets.

Martial Di Fonzo Bo - "Si une personne sur deux, une personne sur trois, accompagne ce geste que l’on fait envers les artistes, encore une fois cet argent ne va que dans les équipes programmées, et bien je pense que c’est une façon d’être solidaire avec quelque chose que l’on aime."

La Comédie de Caen a en effet décidé de payer les cachets prévus pendant le confinement. Douze spectacles étaient à l’affiche. Il devait faire travailler une centaine d’artistes et de techniciens qui se retrouvent aujourd’hui désœuvrés, fragilisés par cet arrêt à durée indéterminée.

Marco Bataille-Testu, professionnel du spectacle -  "Il y a de fortes chances que l’on ne puisse pas reporter tous les spectacles sur la saison prochaine. Un spectacle qui s’est arrêté maintenant, s’il n’a pas de dates de représentations prévues dans un mois, deux mois, trois mois, n’aura pas l’occasion de rejouer, et tout cela est un manque à gagner terrible."

En attendant le retour des beaux jours, la Comédie de Caen propose une saison virtuelle. Des captations de spectacles passés seront mis en ligne. Il Faudra attendre le lundi, le mercredi, le jeudi, comme on le ferait au théâtre.

Martial Di Fonzo Bo - "J’ai toujours été bouleversé de voir qu’encore aujourd’hui huit cents personnes peuvent être à l’heure au même endroit, assis côte à côte."

La vidéo ne dit évidemment rien des émotions vécues dans une vraie salle grâce à la sueur des techniciens et des comédiens. Il faut peut être en être privé pour mesurer combien cela nous est précieux.

A revoir à partir de la minute '11' sur la vidéo du 19/20 suivante :

https://www.france.tv/france-3/normandie/19-20-normandie/1332975-19-20-normandie.html

Cyrille Dubois (artiste lyrique) - 19/20 Région Normandie du 21 mars 2020 (France 3)

Cyrille Dubois (artiste lyrique) - 19/20 Région Normandie du 21 mars 2020 (France 3)

Vous êtes confinés, vous aussi. Est-ce que pendant ce confinement vous avez besoin de faire des exercices pour entretenir votre voix ?

Cyrille Dubois  - "Il faut savoir que comme n’importe quel sportif nous avons besoin d’entretenir notre instrument, alors c’est forcément beaucoup moins facile lorsque l’on n’a pas un pianiste avec nous ou un orchestre avec lequel répéter. On essaye de faire quelques exercices, mais il faut aussi savoir que le métier d’un chanteur c’est beaucoup de travail de recherche autour d’un rôle, autour d’un répertoire, et donc cela m’occupe aussi pas mal de temps."

Revenons à la tribune que vous avez cosignée : tous les concerts sont annulés et il n’y a plus de spectacles. Est-ce cela veut dire que les artistes, mais aussi les techniciens du spectacle, vont être complètement privés de revenus?

Cyrille Dubois - "La situation que l’on vit aujourd’hui est vraiment dramatique. Nous ne cherchons pas à tirer la couverture à nous, le personnel médical qui est en première ligne vis à vis des malades est bien évidemment tout simplement héroïque, mais nous faisons aussi part de notre crainte vis-à-vis du drame social qui est en train de se produire en parallèle de ce drame sanitaire.

Il faut voir que tous les concerts ont été arrêtés, et que notre statut fait que chaque fois que l’on ne travaille pas, que ce soient les artistes, les solistes, mais aussi bien sûr les techniciens, les musiciens d’orchestres, les maquilleurs, les habilleurs, et donc tous ceux qui nous entourent au quotidien, sont privés de salaire.

Alors, à la Comédie de Caen, je viens d’entendre dans votre reportage précédent que certaines collectivités locales faisaient l’effort de payer les artistes sur les contrats qui étaient engagés, et sur les contrats qui allaient venir, pendant la période de confinement. Mais, malheureusement, il faut savoir que ce n’est pas le cas partout.

Nous cherchons donc à avoir une réponse coordonnée, et que l’État nous garantisse une partie des revenus qui étaient prévus, car, pour les intermittents du spectacle, une date qui n’est pas travaillée est en fait une date perdue. Ainsi, il s’agit parfois de contrats qui sont planifiés un ou deux ans à l’avance, mais il y a aussi certaines professions, je pense notamment aux techniciens, qui ne signent le contrat qu’au moment où ils arrivent sur place pour faire leur cachet, pour faire leur pige, et dans ces cas là il n’y a aucun contrat de travail qui les protège.

C’est donc au petit bonheur en fonction de l’employeur qui vous fait face, et s’il voudra bien vous rémunérer ou non. Il y a ainsi certains employeurs qui jouent le jeu et qui protègent les artistes, mais il y en a d’autres aussi qui ne peuvent pas, qui n’ont pas la trésorerie, ou qui parfois ne veulent pas, et cela peut représenter pour nous des mois et des mois de travail non rémunérés.

Et nous ne savons pas du tout combien de temps cela va durer. Mon prochain concert sera vraisemblablement donné au mieux au mois d’août, ou sinon en septembre, et d’ici là je n’aurai aucun revenu."

A revoir à partir de la minute '12:50' sur la vidéo du 19/20 suivante :

https://www.france.tv/france-3/normandie/19-20-normandie/1332975-19-20-normandie.html

Lien vers la lettre du collectif cosignée par Cyrille Dubois

https://www.francemusique.fr/actualite-musicale/coronavirus-les-artistes-lyriques-lancent-un-cri-du-coeur-82399

 

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Publié le 28 Janvier 2019

Les Troyens (Hector Berlioz)
Répétition du 19 janvier et représentations du 25 janvier et 03 février 2019
Opéra Bastille

Cassandre Stéphanie d'Oustrac
Ascagne Michèle Losier
Hécube Véronique Gens
Énée Brandon Jovanovich
Chorèbe Stéphane Degout
Panthée Christian Helmer
Le Fantôme d'Hector Thomas Dear
Priam Paata Burchuladze
Un Capitaine Grec Jean-Luc Ballestra
Hellenus Jean-François Marras
Polyxène Sophie Claisse
Didon Ekaterina Semenchuk
Anna Aude Extrémo
Iopas Cyrille Dubois
Hylas Bror Magnus Tødenes
Narbal Christian Van Horn

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Dmitri Tcherniakov (2019)                           
Ekaterina Semenchuk (Didon)
Nouvelle production
Diffusion sur Arte et sur Arte Concert le 31 janvier 2019 à 22h45

Composé pour le Théâtre Lyrique en 1863, où seule la seconde partie Les Troyens à Carthage sera représentée, Les Troyens n’est entré au répertoire de l'Opéra de Paris qu'en 1921, et a eu l'honneur de faire l’ouverture de Bastille dans une mise en scène de Pier-Luigi Pizzi, le 17 mars 1990, sous la direction de Myung-whun Chung

Le rideau de scène bleu Lapis Lazuli, orné de figures symboliques tracées au trait blanc, était confié à Cy Twombly, et avait la même fonction que le nouveau plafond peint par Marc Chagall en 1964 pour le Palais Garnier, c'est-à-dire, attirer le spectateur vers la modernité théâtrale.

Le fantôme d'Hector et Brandon Jovanovich (Enée)

Le fantôme d'Hector et Brandon Jovanovich (Enée)

Puis, en 2007, Gerard Mortier reprit la mise en scène forte et élégante d'Herbert Wernicke, imaginée pour le Festival de Salzbourg, qui supprimait toutefois les ballets originels, sous la direction de Sylvain Cambreling

Et c'est donc une version quasi-intégrale – les ballets des constructeurs, matelots et laboureurs ainsi que la scène des sentinelles et de Panthée à Carthage étant cependant coupés – qui est proposée pour célébrer à la fois les 30 ans de l’ouverture de l’opéra Bastille (13 juillet 1989), les 60 ans de la création du Ministère des affaires culturelles (03 février 1959), les 150 ans de la mort d’Hector Berlioz (8 mars 1869) et les 350 ans de l’Académie de Musique (28 juin 1669). 

De plus, si l’on sait que seuls 7 autres opéras ont pour l’instant bénéficié d’au moins 3 productions différentes à Bastille (La Flûte Enchantée, Boris Godounov, Carmen, Simon Boccanegra, Parsifal, Elektra, Lady Macbeth de Mzensk), l’hommage qui est rendu au compositeur, malheureux de son vivant avec l’institution parisienne, dépasse probablement tout ce qu’il pouvait imaginer.

Les Troyens (d'Oustrac-Degout-Jovanovich-Semenchuk-Jordan-Tcherniakov) Bastille

Toutefois, en confiant cette nouvelle production à Dmitri Tcherniakov, que l’on retrouvera au printemps pour la reprise de Iolanta / Casse-Noisette à Garnier, et dans deux ans pour une nouvelle production de La Dame de Pique, il est entendu que l’on ne va pas assister à un spectacle simplement magnifiquement illustratif, comme ce fût le cas au Théâtre du Châtelet en 2003 avec la mise en scène de Yannis Kokkos.

En effet, Dmitri Tcherniakov montre deux faces très différentes de son talent à travers les deux volets des Troyens, l’une, la maîtrise du croisement entre l’ampleur épique et la narration des destins individuels à travers une direction d’acteurs d’un foisonnement et d’une précision hors pair, l’autre, la transfiguration d’une intrigue personnelle en une analyse psychologique ramenée dans un contexte social contemporain.

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre) et Stéphane Degout (Chorèbe)

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre) et Stéphane Degout (Chorèbe)

Pour Troie, le metteur en scène a conçu un décor d’une incroyable complexité représentant les rues enserrées d’une cité du Moyen-Orient ravagée par la guerre, dans laquelle s’insère un luxueux écrin en bois laqué donnant à voir la vie dans une pièce du palais royal. 

Et au deuxième acte, à l’apparition du fantôme d’Hector enflammé traversant en diagonale le plateau, ce décor s’ouvre et se déplie pour créer un nouvel espace totalement dégagé en son centre, l’ombre des immeubles lugubres planant en fond de scène face à Enée, en garde comme dans une posture de cinéma. Souhaitons que les mécanismes de ce dispositif fabuleux ne défaillent pas, car c’est véritablement une fantastique prouesse technologique qui est mise en œuvre ici.

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Et lors de la première scène jouée en silence, Tcherniakov présente méthodiquement l’ensemble de la famille de Priam, un par un. Puis, débute la musique animée par le peuple en liesse, et survient une Cassandre enfant ruminant sa révolte, qui s’adresse à des médias télévisés pour révéler son confit avec sa famille et la rue. En même temps, Priam est décrit comme un homme honni par Cassandre pour avoir abusé d’elle, et méprisé par Enée qui prépare un coup d’Etat avec les Grecs.

Stéphanie d’Oustrac, le regard vipérin, se prend facilement aux jeux d’affrontement face à Chorèbe, Priam et Hécube, et offre à Cassandre une voix déliée d’une belle teinte brune aux accents lyriques et angoissés, sans forcer sur la puissance, et son personnage exprime une colère entière jouée avec une crédibilité infaillible. Elle est véritablement une chanteuse qui sait être sur scène.

La famille royale, au premier plan Véronique Gens (Hécube) et Paata Burchuladze (Priam)

La famille royale, au premier plan Véronique Gens (Hécube) et Paata Burchuladze (Priam)

L’autre joyau de la distribution est Stéphane Degout, sagement posé, mais d’une flambante pulsation vocale, une virilité soyeuse d’une profondeur bien affirmée qui lui donne un charme autoritaire séduisant.

Dans cette partie, grâce à son travail avec le metteur en scène, le chœur gagne une vitalité débordante et une maîtrise de son action grandement réussie, que ce soit lors de l’hymne « Dieu protecteur de la vie éternelle » qui entoure une procession royale marchant face à la scène le long d’un étroit couloir humain, ou bien , plus encore, lors du grand chœur des troyennes qui entament une enthousiasmante danse exaltée avec Stéphane d’Oustrac, avant le spectaculaire suicide final.

Brandon Jovanovich (Enée), Stéphane Degout (Chorèbe), Astyanax (Emile Goasdoué), Andromaque (Mathilde Kopytto) et Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Brandon Jovanovich (Enée), Stéphane Degout (Chorèbe), Astyanax (Emile Goasdoué), Andromaque (Mathilde Kopytto) et Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Et si Véronique Gens est une Hécube de luxe ayant peu à chanter, elle est en revanche bien mise en valeur au sein du chœur, si bien qu’elle se distingue vocalement très nettement lors des grands élans de la masse chorale.

Ainsi, chaque personnage, même muet, semble avoir une ligne de vie propre travaillée par le metteur scène, mais il devient difficile en une seule soirée de tout suivre en détail.

Et après une première partie d’une force inégalée, soutenue par des chœurs excellemment dirigés, la seconde partie, dans sa forme, prend le risque de décontenancer une partie du public.

Le décor unique représente avec grand réalisme une salle d’un centre de rééducation pour blessés de guerre, avec coin télévision, baby-foot, du mobilier simple, et des dessins d’enfants et photos de familles comme décoration murale.

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Ici, Tcherniakov se place sur le plan purement psychologique. A la fin de Troie, dans sa mise en scène, Creusée, la femme d'Enée, s'est suicidée, déçue par la trahison de son époux envers son royaume. Bien entendu, cela ne correspond à aucune légende connue aujourd'hui (soit Creusée fut enlevée par les Grecs, soit Enée, après l'avoir perdue, la retrouva sous forme de fantôme l'encourageant à refaire sa vie ailleurs), mais lorsque l'on arrive à Carthage, on retrouve deux personnages principaux ayant besoin de se détacher de leur passé sentimental pour poursuivre leur vie. Enée ne peut oublier Creusée, et Didon ne peut oublier le meurtre de Sychée, 7 ans plus tôt, qui l'a poussée à quitter Tyr.

Ekaterina Semenchuk (Didon)

Ekaterina Semenchuk (Didon)

La rencontre dans ce lieu imaginé par Tcherniakov a donc pour finalité d'arriver, par une relation de transfert réciproque, à permettre à chacun d'eux de guérir de leurs blessures et de repartir. Le moment où chacun porte le coup qui va créer ce détachement est symbolisé par la séquence de tir à l'arc sensée "tuer" le double de soi.

Enée surmonte l'épreuve, et peut repartir pour Rome, mais Didon échoue et est la grande perdante de cette relation psychologique.

Ce que met donc en scène Tcherniakov est quelque chose de très humain qui se joue parfois dans les relations interpersonnelles, et des personnes qui ont déjà vécu cela dans leur vie, ou qui savent que cela peut arriver, par effet miroir peuvent être captée par ce dénouement dramatique

Brandon Jovanovich (Enée)

Brandon Jovanovich (Enée)

Plusieurs séquences sont par ailleurs de véritables petits exploits scéniques, le combat au sol d’Enée face à un adversaire mené de manière très réaliste, ou bien le duo de Narbal et Anna chanté en jouant au ping-pong. 

Seul inconvénient majeur de cette scénographie, elle ne s’adapte pas visuellement au lyrisme de la pantomime de la scène de chasse ou au duo d’amour rêveur de Didon et Enée, ne serait-ce que par des variations lumineuses, ce qui ne permet pas de renforcer l’impact romantique de ces magnifiques pages berlioziennes.

Michèle Losier (Ascagne)

Michèle Losier (Ascagne)

Vocalement impressionnant dès la première partie, Brandon Jovanovich rend à Enée une stature d’une considérable solidité. Ténor massif doté d’une tessiture assombrie et mue par un flux vocal vigoureux, l’homogénéité de timbre et de couleur, qui le rapproche de celle de Stéphane Degout, dessine de lui un guerrier d’un grand charisme généreux. La diction est par ailleurs correctement intelligible.

Il forme donc avec Ekaterina Semenchuk un couple au tempérament bien assorti, et c’est un authentique plaisir que de retrouver cette grande chanteuse russe, pour une fois présentée sans maquillage qui ne la travestisse, et son naturel est particulièrement plaisant à admirer. A nouveau, belle homogénéité de timbre, résistance aux tensions les plus aiguës du rôle, excellente actrice qui se plie aux exigences d’un jeu qui évacue le moindre geste convenu, elle accorde un soin exemplaire à la musicalité, et n’accentue aucun effet de poitrine pour grossir la voix, avec un respect total pour le texte de Berlioz.

Cyrille Dubois (Iopas)

Cyrille Dubois (Iopas)

Et parmi les rôles secondaires, Cyrille Dubois remporte un joli succès pour son air « Ô blonde Cérés » chanté avec une naïve légèreté qui touche au cœur, alors que Michèle Losier s’attache le public pour l’aplomb et la saisissante longueur de souffle avec laquelle elle met en avant le jeune Ascagne.

La bonne humeur et le mezzo bien charpenté d’Aude Extrémo trouvent enfin leur pendant vocal dans la présence et le timbre métallique de Christian Van Horn, et leur duo est l’une des distinctions de la représentation.

Brandon Jovanovich (Enée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)

Brandon Jovanovich (Enée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)

Mais c’est à Philippe Jordan et à la finesse d’exécution des musiciens de l’Opéra de Paris que Berlioz doit beaucoup ce soir, et le son de ce raffinement musical est patiné à la fois par l’acier luisant des cordes, et par la ductilité éclatante des cuivres qui donnent un caractère particulièrement élancé à l’interprétation. Sensationnelle est la fusion théâtrale avec les chœurs, parfois démonstratif mais jamais pompeux est l’emportement sonore, le ravissement des pulsations et les chatoiements des instruments à vent sont toujours magnifiques d’irréalité. Probablement, une accentuation de la chaleur des bois permettrait aussi d’enfler la sensualité passionnelle, même si le parti-pris scénique tend, dans la seconde partie, à la contraindre. 

Philippe Jordan

Philippe Jordan

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Publié le 30 Septembre 2018

Les Huguenots (Giacomo Meyerbeer)
Répétition générale du 21 septembre et représentation du 28 septembre 2018
Opéra Bastille

Marguerite de Valois Lisette Oropesa
Raoul de Nangis Yosep Kang
Valentine Ermonela Jaho
Urbain Karine Deshayes
Marcel Nicolas Testé
Le Comte de Saint-Bris Paul Gay
La dame d’honneur Julie Robard Gendre
Une bohémienne Julie Robard Gendre
Cossé, un étudiant catholique François Rougier
Le Comte de Nevers Florian Sempey
Tavannes, premier moine Cyrille Dubois
Méru, deuxième moine Michal Partyka
Thoré, Maurevert Patrick Bolleire
Retz, troisième moine Tomislav Lavoie
Coryphée, une jeune fille catholique, une bohémienne Élodie Hache
Bois-Rosé, valet Philippe Do
Un archer du guet Olivier Ayault
Quatre seigneurs John Bernard, Cyrille Lovighi, Bernard Arrieta, Fabio Bellenghi

Direction musicale Michele Mariotti                              Karine Deshayes (Urbain)
Mise en scène Andreas Kriegenburg (2018)

Entré le 29 février 1836 au répertoire de l’Académie Royale de Musique, et joué pour la dernière fois le 28 novembre 1936 après 1118 représentations, Les Huguenots est le plus grand succès de l’Opéra Paris en nombre de représentations après Faust de Charles Gounod.

Lisette Oropesa (Marguerite de Valois)

Lisette Oropesa (Marguerite de Valois)

Mais à l’instar de Robert le diable, La Juive, Guillaume Tell ou Le Prophète, ce chef d’œuvre du  grand opéra français, un genre apparu dans les années 1830 à la salle Le Peletier, avec ses 4 à 5 actes, son ballet élaboré, l’absence de dialogues parlés, et une aspiration à la noblesse dans le traitement de l’histoire, a subitement disparu du répertoire au cours de l’entre-deux-guerres, le romantisme italien (Verdi) et le romantisme allemand (Wagner) s’étant imposés aux quatre coins du monde.

Pourtant, la longévité exceptionnelle des Huguenots est certes liée au rituel bourgeois de la société parisienne issue de la Restauration, mais elle révèle également à quel point sa musique fut une référence pour nombre de compositeurs tels Wagner ou Offenbach.

Couverture de la partition d'un musicien de l'orchestre de l'Opéra de Paris

Couverture de la partition d'un musicien de l'orchestre de l'Opéra de Paris

Car à défaut de reposer sur une architecture dramaturgique tendue de bout en bout, la richesse mélodique et la poésie qui émergent de chaque acte distillent un charme attachant, dont on peut comprendre qu’il représente à lui seul un univers affectif inflexible accentué par l’endurance qu’il requière de la part des interprètes.

La fresque historique et religieuse n’est alors plus qu’un fond de toile diffus prétexte aux conflits entre clans et aux intrigues amoureuses, et c’est la réalité des tensions entre religions de notre monde contemporain qui donne encore l’occasion de redécouvrir ces grands monuments du répertoire.

Chœur et Cyrille Dubois (Tavannes) au Château de Chaumont-sur-Loire du Comte de Nevers

Chœur et Cyrille Dubois (Tavannes) au Château de Chaumont-sur-Loire du Comte de Nevers

La dernière production mémorable des Huguenots date de 2011, lorsqu' Olivier Py et Marc Minkowski prirent à bras le corps de représenter sur scène à La Monnaie de Bruxelles le premier grand opéra français de leur carrière. Ce fut une réussite absolue tant sur le plan musical que théâtral, aidée par des chanteurs-acteurs de tout premier ordre, Mireille Delunsch en tête.

Pour ce retour après 82 ans d’absence, l’Opéra de Paris choisit de monter une version proche de celle de la création parisienne, donc sans le second air d’Urbain « Non, non, non, vous n’avez jamais, je gage » qui fut écrit pour Marietta Alboni lors de la création londonienne de 1848.

Yosep Kang (Raoul de Nangis)

Yosep Kang (Raoul de Nangis)

Les coupures sont cependant nombreuses et présentes à tous les actes, mais on sait que Meyerbeer recommandait lui-même les passages qui pouvaient être supprimés.

Les plus importantes touchent une partie de la chanson Huguenote de Marcel et du morceau d'ensemble « L’aventure est singulière » de la fin de l'acte I, le chœur des étudiants, des promeneurs et des soldats, la danse bohémienne,  la moitié du monologue de Marcel et le cortège et ballet de l’acte III, le ballet initial et une partie du le trio Marcel, Raoul, Valentine de l’acte V.

Nicolas testé (Marcel)

Nicolas testé (Marcel)

En revanche, l’air «Ô beau pays de la Touraine » de Marguerite qui introduit l’acte II est chanté sans coupure, bien que Meyerbeer recommandait d’en faire, par une Lisette Oropesa irrésistiblement lumineuse et rayonnante de joie, qui s’abandonne à des ornements de colorature enchanteurs, une ivresse de voix riante et flamboyante qui lui vaut un accueil dithyrambique de la part du public.

L’acte des jardins de Chenonceau est d’ailleurs le plus réussi de la part d’Andreas Kriegenburg, car son procédé de stylisation anonyme et tout de blanc, qui plante quelques troncs d’arbres effilés au milieu d’un décor subtilement éclairé afin de réfléchir les jeux d’eau, laisse l’espace entier pour la reine.

Ailleurs, une structure sur trois étages permet de faire jouer le chœur en frontal avec la salle, et par un mécanisme de dégagement latéral révèle d’autres pièces des palais où l’intrigue se noue.

Lisette Oropesa (Marguerite de Valois), Karine Deshayes (Urbain) et Ermonela Jaho (Valentine)

Lisette Oropesa (Marguerite de Valois), Karine Deshayes (Urbain) et Ermonela Jaho (Valentine)

Mais dans l’ensemble, en occultant toute référence architecturale à une époque connue, et en s’en tenant à un jeu conventionnel, il prive de force la progression dramatique qui se réssout aux deux derniers actes. Le prétexte du massacre de la Saint-Barthélemy comme événement faisant écho aux fanatismes religieux d'aujourd’hui est ainsi peu mis en exergue.

En revanche, tous les chanteurs sont parfaitement mis en valeur, ce qui leur permet de se concentrer sur leurs airs sans avoir à éprouver un engagement scénique complexe et assumer une mise en scène Kitsch. Les costumes sont agréables à regarder, le noir pour les protestants, des dégradés de rose, rouge et mauve pour les catholiques, un rouge sang pour la garde royale, le spectacle se veut neutre et voué à l’écoute de l’écriture musicale de Meyerbeer.

Yosep Kang (Raoul de Nangis)

Yosep Kang (Raoul de Nangis)

Lisette Oropesa fait donc sensation de bout en bout, mais les qualités de ses partenaires n’en pâtissent pas pour autant.

Arrivé seulement dix jours avant la première en remplacement de Bryan Hymel, le ténor coréen Yosep Kang reprend courageusement le rôle de Raoul qu’il a déjà éprouvé au Deutsch Oper de Berlin en 2016 sous la direction de Michele Mariotti.

Chevaleresque et classique d’allure, il chante dans un français soigné la naïveté touchante du gentilhomme protestant avec un timbre généreux et une puissance à la mesure de la salle, une endurance qui fait ressentir des fragilités dans certains aigus dont il minimise l’éclat afin de préserver le soyeux, mais qui ne peut importer que pour une fraction du public fanatique qui résume volontiers des pages de chant à quelles notes poussées à l’extrême.

Soutenir un chanteur comme lui afin qu’il renforce sa confiance au fil des représentations est une chose importante pour l’opéra de Paris, car on ne peut qu’être admiratif devant un artiste venu du bout du monde pour rendre hommage à la langue française et au personnage d’une œuvre où quasiment aucun chanteur national ne se confronte sur scène.

Ermonela Jaho (Valentine)

Ermonela Jaho (Valentine)

Ermonela Jaho, en Valentine, joue comme à son habitude la carte du mélodrame tourmenté avec une finesse qui n’est pas que physique. Les graves s’estompent parfois dans un flou nébuleux, mais elle a une façon stupéfiante de donner à ses aigus une pénétrance surhumaine. On retrouve d’ailleurs une même différenciation vocale dans la caractérisation de Saint-Bris par Paul Gay, car ce baryton charismatique a une étonnante capacité à subitement clarifier et magnifier le haut de sa tessiture qui crée un sentiment d’urgence saisissant.

Florian Sempey (Le Comte de Nevers) et François Rougier (Cossé)

Florian Sempey (Le Comte de Nevers) et François Rougier (Cossé)

Plus jeune, fier et vaillant, Florian Sempey dépeint un Comte de Nevers enjoué et doué d’un beau chant homogène qui fuse avec cœur et autorité. Qu’il soit celui qui refuse d’être mêlé au massacre n’étonne guerre, mais l’on se fait moins à l’idée de voir Cyrille Dubois dans le camp diabolique, lui si gentil, tant il met une vitalité souriante à incarner les bassesses de Tavannes.

Et même si elle ne chante que le premier air d’Urbain, Karine Deshayes fait une apparition retentissante lors de la fête donnée au Château de Chaumont-sur-Loire au premier acte, car c’est avec elle que le drame semble s’allumer. Fulgurance d’aigus de feu, son page est une tornade, et non un enfant aux coloratures précieuses, un véritable rôle de meneuse qu’elle joue dans toute sa fougue.

Florian Sempey (Le Comte de Nevers) et Ermonela Jaho (Valentine)

Florian Sempey (Le Comte de Nevers) et Ermonela Jaho (Valentine)

Enfin, Nicolas Testé tient la noblesse un peu sombre de Marcel avec constance, un chant beau et chaleureux qui doit pourtant composer avec les coupures assez importantes réalisées sur sa partition.

Si les chœurs subissent eux-aussi plusieurs coupures, leur cohésion est sans faille, ce qui se vérifie dans tous les ensembles achevant chaque acte avec force et exaltation.

Ermonela Jaho, Michele Mariotti, José Luis Basso, Yosep Kang et Lisette Oropesa

Ermonela Jaho, Michele Mariotti, José Luis Basso, Yosep Kang et Lisette Oropesa

Michele Mariotti a à cœur de restituer l’énergie de Meyerbeer sans toutefois entraîner rythmiquement l’orchestre dans un jeu exagérément spontané et débridé. On ressent chez lui le même amour que Philippe Jordan pour le lustre des couleurs et le délié des motifs mélodiques dans une approche esthétique et sensuelle qui soutient tous les chanteurs dans leur recherche de perfection artistique. Les Huguenots sont ainsi interprétés avec la même considération belcantiste des opéras de Bellini.

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Publié le 13 Septembre 2017

Cosi fan tutte (Wolfgang Amadé Mozart)
Répétition générale du 09 septembre 2017
Palais Garnier

Fiordiligi Ida Falk-Winland / Cynthia Loemij*
Dorabella Stéphanie Lauricella / Samantha van Wissen*
Ferrando Cyrille Dubois / Julien Monty*
Guglielmo Edwin Crossley-Mercer / Michaël Pomero*
Don Alfonso Simone Del Savio / Bostjan Antoncic*
Despina Maria Celeng / Marie Goudot*

*Danseurs de la Compagnie Rosas

Direction musicale Philippe Jordan
Chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker (2017)
Dramaturgie Jan Vandenhouwe

                                               Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

C’est avec l’une des deux distributions présentées en janvier et février 2017 pour la nouvelle production de Cosi fan tutte que l’Opéra de Paris ouvre sa nouvelle saison au Palais Garnier, dans une reprise d’une très grande fluidité musicale.

La première représentation est par ailleurs dédiée à Pierre Bergé auquel la vie artistique de cette maison doit tant.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

Ce Cosi fan tutte chorégraphié par Anne Teresa De Keersmaeker, qui est bien parti pour être une originale référence, est tout à la fois éloigné de la comédie vaudevillesque que du drame social mis en scène par Michael Haneke au Teatro Real de Madrid.

Le vide et le blanc immaculé de la scène laissent en effet la place à un art du mouvement cohérent de l’harmonie mozartienne, qui se lit aussi bien à travers les impulsions des chanteurs que selon les déplacements des danseurs qui les doublent.

Ida Falk-Winland (Fiordiligi) et Cyrille Dubois (Ferrando)

Ida Falk-Winland (Fiordiligi) et Cyrille Dubois (Ferrando)

Associé à la lecture souple, impulsive et enjouée de Philippe Jordan, le meilleur Mozart entendu sous sa direction, en totale communion avec l’art de la nuance des artistes, l’auditeur est avant tout pris par l’entière musicalité du spectacle, mais aussi par les particularités physiques des danseurs qui offrent un effet miroir aux caractères qu’ils incarnent.

Samantha van Wissen et ses déhanchés humoristiques, Cynthia Loemij et ses courses feutrées, Marie Goudot et ses saccades qui évoquent une danse de la rue, sollicitent le regard du spectateur et l’influencent dans son interprétation de la musique.

Samantha van Wissen et  Stéphanie Lauricella (Dorabella)

Samantha van Wissen et Stéphanie Lauricella (Dorabella)

Les voix, elles, sont intégralement juvéniles – il est habituellement courant de voir les rôles de Despina et de Don Alfonso confiés à des vétérans du chant -, ce qui renforce le sentiment d’assister à une leçon de jeunesse, mâtinée de mélancolie, sans cruauté surjouée.

Ainsi, Ida Falk-Winland est absolument fascinante par le contraste entre le calme et la finesse de ses postures longilignes et la sincérité introvertie de son chant lumineusement touchant, Stéphanie Lauricella, mezzo-soprano claire et naturellement spontanée, voit son caractère renforcé par la présence de Samantha van Wissen, et Maria Celeng est l’une des plus musicales Despine entendues à ce jour.

Maria Celeng (Despine)

Maria Celeng (Despine)

Côté masculin, Cyrille Dubois est parfait dans ce rôle de jeune naïf lancé sur les cheminements de la maturité, Edwin Crossley-Mercer, à l'opposé, est si sombre qu’il semble porter en lui les intentions dissimulées et calculatrices d’un Don Giovanni, et Simone Del Savio se délecte d'une interprétation allègre et joliment déliée de Don Alfonso.

Les loges du Palais Garnier lors de la répétition générale de Cosi fan tutte

Les loges du Palais Garnier lors de la répétition générale de Cosi fan tutte

Il y a une apparente simplicité dans ce spectacle qui peut dérouter et faire oublier le sens des mots, mais sa cohésion lui donne une valeur un peu mystérieuse, et ce mystère en est une composante inaltérable.

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Publié le 20 Mars 2017

Trompe-La-Mort (Luca Francesconi – d’après Balzac)
Représentations des 16 et 18 mars 2017
Palais Garnier


Trompe-La-Mort Laurent Naouri
Esther Julie Fuchs
Lucien de Rubempré Cyrille Dubois
Le Baron de Nucingen Marc Labonnette
Asie Ildiko Komlosi
Eugène de Rastignac Philippe Talbot
La Comtesse de Sérisy Béatrice Uria-Monzon
Clotilde de Granlieu Chiara Skerath
Le Marquis de Granville Christian Helmer
Contenson Laurent Alvaro
Peyrade François Piolino
Corentin Rodolphe Briand

Direction musicale Susanna Mälkki
Mise en scène Guy Cassiers                                          
Cyrille Dubois (Lucien)
Création mondiale – Commande de l’Opéra National de Paris 

Inspiré des dernières pages des Illusions perdues et du roman Splendeurs et misères des courtisanes qui suivit, Trompe-La-Mort est la première des trois œuvres lyriques commandées par l’Opéra National de Paris afin de transposer sur scène trois ouvrages majeurs de la littérature française.

A l’avenir, ce cycle se poursuivra au cours de la saison 2018/2019 avec Bérénice, d’après Jean Racine, et Le Soulier de satin, d’après Paul Claudel, pour les saisons suivantes.

Laurent Naouri (Trompe-La-Mort) et Cyrille Dubois (Lucien)

Laurent Naouri (Trompe-La-Mort) et Cyrille Dubois (Lucien)

En confiant à Luca Francesconi l’œuvre d’Honoré de Balzac qui concentre les caractères les plus signifiants de La Comédie Humaine, Stéphane Lissner ne fait que s’en remettre à un artiste qu’il connait bien, puisque le compositeur milanais est le créateur de Quartett, un opéra né sur les planches de la Scala de Milan en 2011, sous la direction de la musicienne finlandaise Susanna Mälkki.

Riche d’une orchestration qui regroupe plus d’une quarantaine de cordes, une quinzaine de bois et une dizaine de cuivres flanqués d’un ensemble de percussions et de timbales partiellement dissimulés dans les baignoires latérales, l’univers sonore qui emplit la boite à bijoux du Palais Garnier dégage une atmosphère mystérieuse et frémissante parcourue de subtils motifs sinistres et sinueux.

Susanna Mälkki et Luca Francesconi lors de la rencontre publique du 18 mars au Palais Garnier

Susanna Mälkki et Luca Francesconi lors de la rencontre publique du 18 mars au Palais Garnier

La musique peut même prendre une dimension intemporelle et sertir d’un halo brillant le premier air d’Esther.

La structure lyrique révèle également des mouvements aussi évocateurs que l’obsédante et surnaturelle ambiance liée au monolithe de 2001 l’Odyssée de l’Espace, la rythmique machinale et primitive du Sacre du printemps, ou bien le volcanisme spectaculaire fait d’un enchevêtrement de percussions lourdes et de cuivres stridents, comme dans les bandes originales de films de science-fiction actuels.

Mais nombre d’attaques à coup de cuivres et de percussions concluent les scènes avec une soudaineté qui vire au systématisme dans la dernière partie, ce qui nuit à l’imprégnation musicale.

Trompe-La-Mort : scène de bal

Trompe-La-Mort : scène de bal

On peut ainsi légitimement se demander si cette ampleur orchestrale et l’absence de mélodie, une caractéristique de la musique contemporaine, est entièrement pertinente pour décrire l’univers des salons mondains du début du XIXe siècle.

La construction dramaturgique qui se tisse sur cette musique expressive fonctionne naturellement pendant les deux-tiers de l’ouvrage, au fur et à mesure que les liens entre les caractères se nouent et trouvent leur sens.

Et la relation de fascination équivoque entre Trompe-la-mort et Lucien, son vecteur social, est ainsi signifiée en douceur.  Mais l’ultime section où la narration l’emporte sur l’action ne tient plus qu’à la présence de Laurent Naouri.

Cyrille Dubois (Lucien)

Cyrille Dubois (Lucien)

La matière des voix, elle, est largement mise en valeur par une écriture incisive, brute et quelque peu répétitive, qui recherche le déploiement des timbres de chacun.

Laurent Naouri, en Vautrin assuré et dominateur, en est le premier bénéficiaire, et sa caractérisation mordante et prégnante, mâtinée de tendresse, est ici incontournable.

Cyrille Dubois, élégamment avantagé par sa coupe de cheveu néoclassique, décrit d'un ton agréable et légèrement bucolique un Lucien intéressé mais sensiblement charmant, dont on comprend la parfaite correspondance avec l’Esther classieuse de Julie Fuchs, digne prédécesseure de Marie Duplessis.

Cyrille Dubois (Lucien) et Laurent Naouri (Trompe-La-Mort)

Cyrille Dubois (Lucien) et Laurent Naouri (Trompe-La-Mort)

Béatrice Uria-Monzon, impayable actrice, tire pleinement parti des passages de la partition les plus atypiques. L'impulsivité de l'écriture lui permet de varier les couleurs, frapper les sons avec une netteté franche, et jouer avec une fantaisie débridée les manières surfaites de La Comtesse de Sérisy.

Par contraste, Ildiko Komlosi développe rondeur et séduction positive, lucide Asie maîtresse du jeu social.

Parmi les multiples rôles secondaires, chacun peut découvrir un personnage qui l’accroche plus que d’autres. A ce titre, François Piolino, l’un des trois espions, démontre une aisance d’autant plus percutante que ses apparitions sont succinctes.

Béatrice Uria-Monzon (La Comtesse de Sérisy)

Béatrice Uria-Monzon (La Comtesse de Sérisy)

Il y a la qualité des interprètes, la force de l’univers balzacien et de ce Paris régi par l’argent et les relations intéressées, mais il y a aussi la scénographie épurée et les multiples plans de la mise en scène de Guy Cassiers.

Différents symboles du Palais Garnier, telles les colonnes torsadées du salon de la danse, lieu de rencontres particulièrement prisé, l’évocatrice salle des machines située en coulisses, ou bien le lustre grandiose, sont diffractés sur des plans verticaux mobiles qui construisent et déconstruisent en fil continu des architectures imaginaires où se glissent les interprètes.

Une scène en hauteur permet également d'isoler les scènes narratives.

Julie Fuchs (Esther)

Julie Fuchs (Esther)

Et même si le Palais Garnier n’excitait pas à l’heure de ces événements, son utilisation à outrance rapproche ainsi les personnages balzaciens des personnages proustiens d’A la recherche du temps perdu. On pense aussi aux personnages décadents du dernier roman d’Olivier Py, Les Parisiens.

On comprend également que le Palais Garnier, lieu de représentations et lieu de La représentation, est la plus belle métaphore du microcosme parisien.

C’est donc cet ensemble fortement interpénétré et soutenu par une Susanna Mälkki impressionnante de concentration, en osmose totale avec l’architecture musicale et la présence des chanteurs sur le plateau, qui donne de la puissance à un spectacle qui nous ramène aux valeurs universelles de la culture française.

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Publié le 27 Janvier 2017

Cosi fan Tutte (Wolfgang Amadé Mozart)
Répétition du 20 janvier 2017 et représentations du 04 et 10 février 2017
Palais Garnier

Fiordiligi Ida Falk-Winland / Jacquelyn Wagner / Cynthia Loemij*
Dorabella Stéphanie Lauricella / Michèle Losier / Samantha van Wissen*
Ferrando Cyrille Dubois / Frédéric Antoun /Julien Monty*
Guglielmo Philippe Sly / Michaël Pomero*
Don Alfonso Simone Del Savio / Paulo Szot / Bostjan Antoncic*
Despina Maria Celeng / Ginger Costa-Jackson / Marie Goudot*

*Danseurs de la Compagnie Rosas

Direction musicale Philippe Jordan
Chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker (2017)
Dramaturgie Jan Vandenhouwe

                                                                                           Stéphanie Lauricella (Dorabella)

Patrice Chéreau ayant préféré ne plus reprendre sa mise en scène de Cosi fan Tutte, et la production Ezio Toffolutti créée à Garnier en 1996 ayant fait son temps, s’ouvre dorénavant une nouvelle jeunesse pour le dernier volet de la collaboration légendaire entre Mozart et le librettiste italien Da Ponte.

Philippe Sly (Guglielmo) et Stéphanie Lauricella (Dorabella)

Philippe Sly (Guglielmo) et Stéphanie Lauricella (Dorabella)

Ainsi, plutôt que de faire appel à un pur metteur en scène de théâtre ou d’opéra, Stéphane Lissner a choisi de confier à une chorégraphe, qui connait le monde lyrique, le renouvellement scénique d’un des chefs-d’œuvre du compositeur autrichien.

Anne Teresa de Keersmaker a en effet déjà chorégraphié des opéras tels Le Château de Barbe-Bleue et I Due Foscari, et son nom, qui évoque, pour un large public, la danse contemporaine, a le pouvoir d’attirer au Palais Garnier des spectateurs qui ne privilégient pas forcément l’art lyrique dans leur monde culturel.

Chanteurs et danseurs

Chanteurs et danseurs

Sur une scène nue, débarrassée de ses parois latérales, totalement repeinte en blanc jusqu’au mur arrière qui fait partie intégrante du théâtre, des diagonales, figures géométriques et cercles concentriques définissent des contours sur lesquels les chanteurs - deux distributions sont prévues en janvier et février - et les danseurs qui les doublent respirent, se synchronisent, et jouent avec l’espace et la pesanteur en fonction des pulsations et du rythme de la musique de Mozart.

Inévitablement, cette évocation des sciences mathématiques met à découvert des structures parfaites dont les lois reflètent celles sur lesquelles l’écriture musicale est fondamentalement construite.

Les artistes paraissent ainsi liés les uns aux autres par des forces invisibles, mais le plus beau, dans ce spectacle, qui prive de décor le spectateur, réside dans le choix des chanteurs dont le chant est d’une très belle homogénéité, auquel se rajoute, chez les femmes, des lignes physiques savamment exploitées pour leur fascinante souplesse.

Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

A ce titre, Ida Falk-Winland, qui ne chante que pour deux soirs, est une Fiordiligi longiligne, sophistiquée, véhémente dans ses injections vocales, et pourtant d’une classe irradiante, un peu comme une Isolde fantasmée, lignes aux vents, ayant la capacité de capter par la totalité de son être le regard admiratif du spectateur.

Stéphanie Lauricella, plus physique, mais tout aussi charmante, incarne une Dorabella très lumineuse, en décalage complet avec les interprétations sulfureuses et profondément sensuelles des mezzo-sopranos dramatiques, mélange de maitrise de soi et de sensibilité touchante réservée.

Chanteurs et danseurs

Chanteurs et danseurs

Leurs partenaires, Cyrille Dubois et Philippe Sly, représentent une jeunesse pleine de fraîcheur et de sincérité, chez lesquels on ne peut soupçonner la moindre perversion. 

Le premier, jeune ténor issu de l’atelier lyrique, rend à Ferrando une épure adolescente, un peu lunaire, teintée d’immature timidité, alors que le second joue avec les sentiments en usant des facettes les plus alanguies de son timbre coulé de tendresse. 

Ida Falk-Winland (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Ida Falk-Winland (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Cette vision fluide qui s’accompagne du Don Alfonso bon vivant et léger de Simone Del Savio et de la spontanéité de Maria Celeng, qui rend Despine plus agréable que bon nombre d’interprétations, est bien entendu portée par les danseurs de la compagnie Rosas, dont les mouvements peuvent paraître simples, mais qui ont véritablement en eux un sens du balancement qui tisse ce lien subliminal entre les trajectoires chorégraphiques et la musique.

Une des danseuses, Samantha van Wissen, est particulièrement captivante dans ses déplacements, avant, arrière, et son attention portée à Dorabella.

Cyrille Dubois (Ferrando), Cynthia Loemij et Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

Cyrille Dubois (Ferrando), Cynthia Loemij et Ida Falk-Winland (Fiordiligi)

Quelques scènes reviennent à la pure théâtralité du livret, comme celle de l’empoisonnement qui s’amuse de l’effet d’attraction des deux beaux torses des garçons comme le faisait Michael Haneke dans sa mise en scène de l’œuvre à Madrid, et, dans la seconde partie, Anne Teresa De Keersmaeker utilise l’espace entier pour permettre à chaque danseuse de représenter en arrière scène les tourments des deux jeunes femmes.

Dans la fosse d’orchestre, Philippe Jordan, chef, mais également claveciniste, livre une de ses meilleures interprétations de Mozart entendues à ce jour. L’orchestre ne sonne ni lourd, ni trop étoffé, et le directeur musical prend un plaisir visible à entraîner les musiciens, à les envelopper avec un panache jubilatoire, à s’accorder avec la chorégraphie, et à soutenir son attention pour chaque artiste. 

Le son, qui peut être aussi piqué que fondu dans une patine rutilante, se pare d'une beauté moderne et inventive qui en magnifie la verve jouissive.

Jacquelyn Wagner (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Jacquelyn Wagner (Fiordiligi) et, de dos, Cynthia Loemij

Quelques jours plus tard, nous retrouvons la distribution choisie pour interpréter la majorité des représentations.

Personnage d’une puissante allure adoucie par l’onde de sa longue chevelure blonde, Jacquelyn Wagner, qui évoque ainsi la déesse de la sagesse, Athéna, incarne l’idéal mozartien d’une grâce lyrique rarement aussi aboutie dans le rôle de Fiordiligi. 

Michèle Rosier, en Dorabella, aurait du paraître encore plus voluptueuse, mais sa vitalité, très humaine, et sa tessiture grave, plus modeste, la révèlent plutôt comme le prolongement espiègle de Zerlina, une des héroïnes d’un autre opéra de Mozart et de Da Ponte, Don Giovanni.

Au cours du duo de séduction avec le beau Philippe Sly, il serait alors naturel, après un long silence, d’entendre l’air ‘La ci darem la mano’ s’élever pour unir les deux artistes.

Frédéric Antoun (Ferrando) et Philippe Sly (Guglielmo)

Frédéric Antoun (Ferrando) et Philippe Sly (Guglielmo)

Et dans le rôle de Ferrando, Frédéric Antoun, fascinant de son regard sombre et méditerranéen, et de son timbre doux et légèrement noir, donne lui aussi une épaisseur mystérieuse à son personnage.

Rarement aura-t-on admiré Despina plus séductrice, libre et entreprenante que celle de Ginger Costa-Jackson, un regard brillant magnifique.

Quant à Paulo Szot, encore jeune pour incarner un vieil Don Alfonso, rusé et désabusé, il est en premier lieu un acteur charismatique d’une ironie mordante.

A la veille de diriger Lohengrin, dimanche, Philippe Jordan est, à nouveau, maître d’une interprétation magistrale de Mozart, nuancée et théâtrale à la fois.

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Publié le 13 Février 2016

Mithridate, re di Ponto (Wolfgang Amadé Mozart)
Représentation du 11 février 2016
Théâtre des Champs Elysées

Mithridate Michael Spyres
Aspasie Patricia Petibon
Xipharès Myrtò Papatanasiu
Pharnace Christophe Dumaux
Ismène Sabine Devieilhe
Marzio Cyrille Dubois
Arbate Jaël Azzaretti

Mise en scène Clément Hervieu-Léger
Décors Eric Ruf
Direction musicale Emmanuelle Haïm
Le Concert d’Astrée                                                     Michael Spyres (Mithridate)

Coproduction Opera de Dijon

Ouvrage incroyable né du travail d’un garçon d’à peine quinze ans, ‘Mithridate, re di Ponto’ connut en 2011 une mise en scène imaginative de David Bösch à l’Opéra de Munich, imprégnée des noirceurs de l’âme de l’adolescence.

Clément Hervieu-Léger, qui a présenté sa vision de ce drame sous forme d’une leçon de peinture pour le Théâtre des Champs-Elysées la semaine dernière, a, lui, préféré s’inspirer d’un cadre de théâtre classique pour laisser se délier les sentiments d’attachement et les ressentiments des personnages principaux.

Son décor unique évoque un peu celui qu’avait employé Patrice Chéreau dans sa mise en scène de 'Cosi fan Tutte' à l’Opéra Garnier, un mur monumental aux teintes bleutées et un peu défraichies, un balcon et de multiples passages par où les chanteurs peuvent entrer et disparaître dans le noir avec, en arrière-plan latéral, une immense chambre qui accentue l’impression de profondeur de scène, le tout encadrant la simplicité nue d’une pièce de vie ordinaire.

Patricia Petibon (Aspasie) et Myrtò Papatanasiu (Xipharès)

Patricia Petibon (Aspasie) et Myrtò Papatanasiu (Xipharès)

Les éclairages évoquent autant un lent lever du jour à travers le pourpre des rideaux, qu’une fin de jour où seuls quelques rayons de soleil viennent illuminer les intimes révélations.

Des acteurs se joignent aux artistes comme pour combler la solitude qui entoure leurs airs – une impression de sollicitude se ressent en continue tout au long de la musique -, et une vitalité juste les anime sans que, toutefois, nous ne croyons un seul instant à un enjeu dramatique.

Le spectateur peut alors facilement se dépassionner de ces caractères, ou bien, au contraire, se prendre au jeu des sentiments qui subitement transforment l’œuvre en un étalement de questionnements, de violents mouvements d’âmes et de douloureux et tendres épanchements, et donc d’y voir le théâtre de ses propres émotions dans l’instant, ou bien celles alanguies dans sa mémoire.

Myrtò Papatanasiu (Xipharès)

Myrtò Papatanasiu (Xipharès)

Y règne également une forme de rigueur, d’intransigeance humaine, une dignité contrôlée que l’on retrouve dans la direction fine d’Emmanuelle Haïm.

Loin de chercher à entraîner le Concert d'Astrée dans un élan juvénile fou pourtant si inhérent à la jeunesse du compositeur, l'orchestre fait entendre de subtils évents, des violons tout légers et dansants, une couleur crépusculaire qui recherche l’expression du pathétique des sentiments, la tentation d’un épicurisme essentiel.

Et les chanteurs, tous voués à une interprétation noble et sérieuse de leurs rôles, se répondent à travers un dégradé de tessitures qui estompe les différences de timbre.

Patricia Petibon, plus introvertie qu’à Munich dans le rôle d’Aspasie, laisse filer une sensibilité mélancolique et subtile dont les teintes fruitées uniques à sa voix suffisent pour la reconnaître les yeux fermés.

Cette sobriété, que l’on ne lui connaissait pas, semble cependant brider un tempérament scénique que l’on sait plus intense.

Sabine Devieilhe (Ismène)

Sabine Devieilhe (Ismène)

Myrtò Papatanasiu, Xipharès féminin aux aigus caressants, partage la même sensibilité mozartienne, avec cette élégante et fragile manière de projeter un désespoir voilé de noirceurs, qui préserve un caractère un peu éthéré.

Quant à Sabine Devieilhe, lumineuse et impressionnante par la finesse verticale de ses suraigus, elle incarne également une Ismène mûre et ancrée dans la réalité de situation, une forme d’énergie qui voudrait éveiller son entourage de ses propres cauchemars.  

Entouré de ces trois femmes mystérieuses, Michael Spyres incarne un Mithridate très agréable, une voix à la fois large et moelleuse, qui se dissocie subitement dans des aigus typiquement rossiniens.
Les lignes sont appliquées, et sa jeunesse impulsive brosse un portrait immature et naïf de l’Empereur.

Patricia Petibon (Aspasie) et Michael Spyres (Mithridate)

Patricia Petibon (Aspasie) et Michael Spyres (Mithridate)

C’est en fait le style de Christophe Dumaux qui tranche avec celui de ses partenaires, car il est dans un surjeu sans doute personnel qui dissipe la personnalité de Pharnace. Les mimiques sont souvent très décalées, mais elles peuvent traduire le manque d’intégrité de son personnage, alors que ses couleurs vocales et ses vibrations noires traduisent une agressivité crédible pour un caractère aussi désagréablement guerrier.

Il symbolise ici les forces destructrices de l’âme.

A défaut d'un spectacle qui soutienne une tension et une curiosité en perpétuelle progression, la musique et la spiritualité vocale qui en émane a donc le pouvoir enjôleur d’adoucir les pensées et d’en détacher la bienveillance.

 

Captation en streaming direct sur Arte Concert, sur Mezzo Live HD et sur le site du Théâtre le samedi 20 février 2016, et rediffusion sur l’antenne d’Arte et de Mezzo courant 2016.
France Musique diffuse cet opéra en direct le samedi 20 février 2016.

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Publié le 17 Mai 2015

Le Roi Arthus (Ernest Chausson)
Répétitions piano et générale des 09 et 13 mai 2015
Représentation du 16 mai 2015

Genièvre Sophie Koch
Arthus Thomas Hampson
Lancelot Roberto Alagna
Mordred Alexandre Duhamel
Lyonnel Stanislas de Barbeyrac
Allan François Lis
Merlin Peter Sidhom
Le laboureur Cyrille Dubois
Un Chevalier Tiago Matos
Un Ecuyer Ugo Rabec

Mise en scène Graham Vick
Direction musicale Philippe Jordan

Nouvelle production                                                        Roberto Alagna (Lancelot)

C’est à une semaine entièrement dédiée à la création du Roi Arthus sur la grande scène de l’Opéra Bastille que le public curieux a été convié depuis le week-end Tous à l’Opéra ! du 9 et 10 mai, jusqu’à la première représentation le week-end d’après.

Parrain de la neuvième édition d’une manifestation couverte par une centaine de maisons lyriques en Europe, le directeur musical de l’Opéra National de Paris et du Wiener Symphoniker, Philippe Jordan, s’est considérablement impliqué, aussi bien dans les médias que sur scène, pour faire partager sa passion de la musique.

Roberto Alagna (Lancelot)

Roberto Alagna (Lancelot)

Ainsi, a t-il proposé de mener une master-classe à l’amphithéâtre Bastille, afin de faire progresser au chant de Mozart des élèves de l’Atelier Lyrique, non sur le plan de la pure technique vocale, mais plutôt par l’analyse de la logique rythmique et expressive de son écriture musicale. Pour l’auditeur, la confrontation directe aux exigences de cet art fragile change le regard qu’il peut avoir sur l’interprète comme sur l’interprétation.

Mais la veille, durant tout le samedi après-midi, le public a eu également la chance d'investir les deux balcons de la salle principale, afin d’assister à la répétition piano des deux premiers actes du Roi Arthus, l’unique opéra d’Ernest Chausson.
Sans l’orchestre, et accompagnés seulement par une pianiste talentueuse jouant depuis la fosse déserte, les artistes ont donc pu répéter par intermittences, sous la supervision de Graham Vick, le metteur en scène, et sous le regard bienveillant de Philippe Jordan.

Adriana Gonzales (Soliste) et Philippe Jordan – Master-classe Tous à l’Opéra!

Adriana Gonzales (Soliste) et Philippe Jordan – Master-classe Tous à l’Opéra!

Roberto Alagna, chantant avec une aisance déconcertante, nous a prouvé avec quelle évidence il tient un rôle immense, à croire qu’il fut écrit pour lui.

Puis, quatre jours plus tard, la répétition générale publique permit de faire découvrir aux parisiens la version intégrale d’un opéra jamais représenté sur la scène de l’Opéra National de Paris. Le premier rapport avec cette œuvre, pour les connaisseurs de la musique de Wagner, est de constater dans quelle mesure l’imaginaire musical d’Ernest Chausson a subi l’influence prégnante de son modèle allemand, que ce soit par le duo de Tristan et Isolde au premier acte, les préludes névrotiques des seconds actes de Lohengrin et de Siegfried qui enchainent des motifs inquiétants de violoncelles et de contrebasses suivis des convolutions du basson dans le troisième acte, les enchantements lumineux inspirés par Parsifal ou Lohengrin, et par un enchevêtrement incessant de références sans, toutefois, la récurrence de leitmotivs facilement identifiables.

Stanislas de Barbeyrac (Lyonnel)

Stanislas de Barbeyrac (Lyonnel)

Le prolongement du Roi Arthus dans l’histoire de Tristan et Isolde est clair, comme le fut l'évolution de Tristan en chevalier de la cour du Roi par des poètes médiévaux. L’évocation des combats avec l’envahisseur saxon permet également de situer l’action au VIe siècle, et il n’est guerre question d’un filtre pour unir les deux amants, sinon, que l’amour de Lancelot et Genièvre prend sa source dans l’amour et l’admiration qu’ils portent à un même homme, un Roi.

Mais c'est à la première représentation du samedi 16 mai que nous allons entendre une restitution musicale miraculeuse.

Depuis son passage à Bayreuth, en 2012, où il dirigea Parsifal dans la dernière reprise de la mise en scène de Stefan Herheim – une lecture fantastico-historique de l’histoire allemande du XXe siècle -, Philippe Jordan a considérablement fait évoluer sa direction, et gagner en ampleur et richesse de timbres, ce qui nous a valu une reprise de l’Anneau des Nibelungen fabuleuse à l’Opéra Bastille l’année suivante.

Roberto Alagna (Lancelot) et Sophie Koch (Genièvre)

Roberto Alagna (Lancelot) et Sophie Koch (Genièvre)

Toutes ses interprétations d’opéras symphoniques tels Tristan et Isolde ou Pelléas et Mélisande en font des mondes immersifs fascinants, et le Roi Arthus est à nouveau un ouvrage dont sa lecture va rester dans les mémoires et l’histoire de l’Opéra.

Car dès l’ouverture, la fluidité allante de l’orchestre déroule une légèreté grisante, suivie par l’introduction d’un chœur éclatant et sans limites, encore plus puissant que dans Les Troyens de Berlioz. L’auditeur est alors saisi par un ensemble de plans sonores spectaculaires ou irréels, un univers qui démultiplie les mouvements instrumentaux tout en les unifiant par une architecture d’ensemble qui wagnérise considérablement la musique d’Ernest Chausson, sans l’alourdir pour autant.

Sophie Koch (Genièvre)

Sophie Koch (Genièvre)

Il suffit ainsi de se laisser submerger par le lyrisme de l’interlude du deuxième acte qui suit l’échange conflictuel et passionnel entre Lancelot et Genièvre, pour y vivre une émotion aussi puissante que celle des adieux de Wotan à Brunhilde dans la Walkyrie.

Énergie et hédonisme se rejoignent en une grande fresque épique et romantique peinte de couleurs flamboyantes et d’une profusion d’ornements, alors que la violence sous-jacente des sentiments sublime le rythme du discours musical qui aurait pu se complaire dans une esthétique purement poétique.

Le drame gagne en corps et en esprit, et il est fort probable que si le compositeur avait pu assister à cette représentation, ses propres débordements d’émotion lui auraient tiré des pleurs de joie.

Thomas Hampson (Arthus), Roberto Alagna (Lancelot) et Stanislas de Barbeyrac (Lyonnel)

Thomas Hampson (Arthus), Roberto Alagna (Lancelot) et Stanislas de Barbeyrac (Lyonnel)

Et ce Roi Arthus est de surcroît défendu par une distribution exceptionnelle qui se surpasse dès ce premier soir.

Roberto Alagna est d’une profondeur impressionnante, son chant, une référence à vie pour sa clarté de diction et ses belles couleurs fauves, et le personnage de Lancelot l’enrichit car il lui permet à la fois de jouer avec cœur les grands élans chevaleresques hors du temps qu’il affectionne, mais également de gagner en théâtralité par sa manière de décharger des accumulations de tension très crédibles et très surprenantes chez lui.

Il donne tout avec une intense générosité à laquelle se rallie Sophie Koch dans un état de surtension elle aussi incroyable. Les aigus flambent à travers la salle, sa fierté rayonnante imprègne Genièvre dès le duo du premier acte, puis, elle se transforme en une Vénus dominante et extraordinaire au deuxième acte quand elle sent qu’elle perd Lancelot, et livre un portrait pathétique et bouleversant au dernier acte comme l’était sa Charlotte dans Werther.

Thomas Hampson (Arthus)

Thomas Hampson (Arthus)

Ces deux immenses personnages gravitent autour d’un Thomas Hampson vaillant et vocalement intègre, chantant dans une langue qu’il a toujours affectionné au cours de sa carrière, depuis le Don Carlos interprété avec Roberto Alagna au Théâtre du Châtelet en 1996.

Il brosse une ligne noble, charmeuse et quelque peu innocente du Roi Arthus, ne lui laissant des noirceurs névrotiques qu’au cours de l’entrevue avec Merlin ainsi qu'au dernier acte. Ses affectations impressionnantes donnent cependant le sentiment qu’il recherche plus l’effet que le réalisme psychologique. Il a en fait quelque chose de Philippe II aussi bien au cours de sa rencontre avec l’enchanteur Merlin, tenu par un Peter Sidhom complexe et dépressif – un échange à la hauteur du duo Empereur/Inquisiteur de Don Carlos –, qu'à son grand moment d’abandon final.

Cyrille Dubois, Stanislas de Barbeyrac, Sophie Koch et Roberto Alagna

Cyrille Dubois, Stanislas de Barbeyrac, Sophie Koch et Roberto Alagna

Et les seconds rôles sont défendus par des chanteurs issus de l’Atelier Lyrique, tous resplendissants. Alexandre Duhamel est un jeune Mordred noir et humain, Cyrille Dubois un laboureur splendide et incroyablement poétique – son passage en arrière scène évoque l’appel lunaire du marin dans Tristan et Isolde -, et Stanislas de Barbeyrac offre une très belle émission colorée et légèrement sombre, dont il travaille maintenant la teneur dramatique, qui laisse présager un futur grand Cassio.

Avec un Orchestre et un Chœur de l’Opéra National de Paris monumentaux et inflexibles, tous ces artistes se surpassent pour une œuvre qui vaut un tel investissement musical et interprétatif.

Cyrille Dubois, Philippe Jordan, Sophie Koch, Roberto Alagna

Cyrille Dubois, Philippe Jordan, Sophie Koch, Roberto Alagna

Face à ce déferlement de beautés sonores, les décors, costumes et lumières de la mise en scène de Graham Vick jurent par leur contemporanéité et leur détachement avec ce que l’on entend. Rarement se fondent-ils dans la musique, mais le propos est cohérent.
Le régisseur britannique suit une logique qui montre comment le rêve de bonheur très bourgeois du Roi Arthus – la construction d’une maison, son ameublement avec son canapé et ses petits meubles en bois, son jardin de fleurs jaunes anecdotique – a quelque chose de dérisoire, et va être pulvérisé par l’histoire d’amour entre son ami et sa femme, puis par la guerre.

Philippe Jordan

Philippe Jordan

Au fur et à mesure des scènes, le décor éclate, l’illusion du sens de l’honneur explose – la demeure sort du champ d’épées entourant la table ronde – et ne restent que des débris et un canapé calciné à la fin.

On rêve d’un Bill Viola et d’un Peter Sellars à la mise en scène, tant Philippe Jordan aura été prodigieux.

 

Diffusion de la représentation du 02 juin en direct sur Culturebox, et en différé sur France Musique le samedi 06 juin.

 

 

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